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2022 : une baisse des accidents du travail en trompe-l’œil ?

par Nolwenn Weiler / 20 février 2024

La baisse significative des accidents du travail affichée dans le bilan 2022 de la branche risques professionnels de la Sécurité sociale suscite de l’incrédulité chez les organisations syndicales. Celles-ci y voient davantage le résultat de nouvelles procédures invalidant les déclarations.

Y a-t-il moins d’accidents du travail ? C’est ce que pourrait laisser penser la baisse de –6,7 %, affichée dans les chiffres 2022 de la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale. Cette baisse inattendue fait néanmoins l’objet d’une controverse. « Ce chiffre ne correspond pas à ce que l’on observe sur le terrain, où l’on a plutôt une augmentation des risques d’accidents, s’étonne Isabelle Mercier, secrétaire nationale en charge du travail à la CFDT. Les intérimaires, CDD et sous-traitants sont particulièrement concernés, notamment dans les secteurs de la santé, de la construction ou encore de l’agroalimentaire. » Selon David Arnould, qui siège pour la CGT au comité technique national E de la branche AT-MP (en charge des secteurs de la chimie, du caoutchouc et de la plasturgie), « ce chiffre est d’autant plus étonnant que le nombre de salariés a augmenté de 3 % et qu’on n’a pas eu d’amélioration des conditions de travail ».

« Rupture statistique »

Cette baisse globale des accidents du travail est aussi suspecte du fait que le nombre d’accidents du travail mortels, lui, a augmenté. Les organisations syndicales et patronales ont d’ailleurs refusé de signer le bilan AT-MP 2022. La Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) concède elle-même que le chiffre semble peu fiable. « Il s’agit d’une situation de rupture statistique que la branche AT-MP investigue », écrit ainsi Anne Thiebeauld, directrice des Risques professionnels, dans l’éditorial qui présente le bilan.
Les raisons de cette diminution statistique du nombre d’accidents du travail semblent d’ores et déjà connues. « L’hypothèse la plus probable, explique Louis-Marie Barnier, sociologue du travail et syndiqué à la CGT, c’est la modification du mode de déclaration des arrêts maladie liés aux AT et MP à partir de juillet ou août 2022. » A compter de cette date, la déclaration a été scindée en deux documents : un premier pour les indemnités journalières (mentionnées comme liées à un accident du travail), doublé d’un second, prenant la forme d’une sorte de certificat initial mentionnant l’accident du travail. « En cochant la case AT sur le premier document, le médecin croit avoir répondu à la déclaration d’AT, pourtant celle-ci est invalidée dès lors qu’il manque le deuxième document », décrypte Louis-Marie Barnier. Cette hypothèse, que la Cnam étudie de près, est d’autant plus probable que la chute du nombre d’AT intervient précisément au moment où il y a eu ce changement de formulaire.

Perte de droits et de visibilité sur les risques

« Le salarié peut penser qu’il est indemnisé au titre de son accident du travail mais il l’est en réalité au titre de la maladie », conteste Eric Gautron, secrétaire confédéral en charge de la protection sociale collective chez FO. Si son hypothèse se vérifie, Louis-Marie Barnier alerte sur les conséquences : « 6 % de salariés dont les droits ne sont pas reconnus, c’est énorme. » « Si on ajoute à cela le problème de la sous-déclaration des accidents du travail, on se retrouve sans vision exhaustive de l’accidentologie en France, intervient pour sa part David Arnould. Cela limite les mesures de prévention pour les travailleurs salariés mais aussi pour tous les autres : fonctionnaires, travailleurs détachés, personnes cotisant à la MSA, autoentrepreneurs. »
Il est d’autant plus important d’y voir clair, que du côté des accidents mortels, l’augmentation est bien réelle : 738 décès, soit 93 de plus qu’en 2021, auxquels il faut ajouter 240 décès de trajet. A noter que des malaises sont la cause de plus de la moitié d’entre eux. Louis-Marie Barnier y voit un lien direct « avec l’intensification du travail et le maintien en activité de travailleurs et travailleuses de plus en plus âgés ». « Avec l’allongement de la durée de vie au travail, cela ne va pas s’arranger, s’inquiète Sophie Crabette, directrice générale de la Fnath-Association des accidentés de la vie. Quand on a 60 ans, on est plus fragile qu’à 30 ou 40 ans… » Elle évoque aussi les très mauvais chiffres de la santé mentale en France, avec un nombre élevé de risques psychosociaux, connus pour majorer les risques d’accidents du travail.

La dématérialisation en question

Le bilan 2022 de la Cnam fait aussi apparaître un fort recul du côté des maladies professionnelles par rapport à 2021 : -6,4 %, soit 3 000 reconnaissances en moins. Comment l’expliquer ? La dématérialisation des déclarations, obligatoire depuis janvier 2021 pour les entreprises d’au moins 10 salariés, contribue probablement là aussi à faire fondre le nombre de salariés qui entament ces très lourdes démarches. Difficulté d’accès à Internet, impossibilité de trouver des personnes à qui demander de l’aide, règles d’usage compliquées à saisir : la fracture numérique décourage des milliers de salariés de faire valoir leurs droits, comme Santé & Travail l’avait exposé dans une précédente enquête.
Pour Eric Gautron, cette baisse des MP est aussi due à des restrictions apportées aux tableaux. « Par exemple dans le tableau n° 57, sur la tendinopathie aiguë non rompue non calcifiante avec ou sans enthésopathie de la coiffe des rotateurs, un nouveau critère a été rajouté : “ un angle supérieur ou égal à 60° pendant au moins 3 h 30 par jour en cumulé ” », explique-t-il. Il cite par ailleurs les réparations insuffisantes, qui découragent les salariés. « Concernant les cancers professionnels, totalement invisibilisés, on reste sur des chiffres dérisoires, reprend David Arnould : un peu plus de 2 000 cancers professionnels reconnus en 2022, dont seulement 257 hors amiante. » Ces chiffres apparaissent effectivement totalement décalés par rapport au nombre de salariés exposés à des produits cancérigènes : 2,7 millions selon les dernières recensions du ministère du Travail.