L'atelier de maintenance des wagons, à Ambérieu - © DR
L'atelier de maintenance des wagons, à Ambérieu - © DR

Vers une « affaire amiante » à la SNCF

par Eliane Patriarca / 31 juillet 2019

Officiellement, il n’y a plus d’amiante dans le matériel roulant de la SNCF depuis 1997. Mais des cheminots travaillant à l’entretien des wagons de fret en ont découvert fortuitement et y ont été exposés. Des défaillances importantes impliquent l’entreprise.

La SNCF se croyait à jamais débarrassée de l’amiante. Interdit en France depuis 1997, le minéral ignifuge et cancérogène était censé, à cette date, avoir été enlevé des wagons de fret. Mais vingt-deux ans plus tard, voilà que l’amiante resurgit, provoquant une situation de crise dans l’entreprise ferroviaire.
Mardi 30 juillet, dans l’atelier de maintenance des wagons d’Ambérieu-en-Bugey (Ain), un nouveau droit d’alerte pour danger grave et imminent a été déposé par le syndicat Sud Rail. Sur ce site, les cheminots savent depuis six mois que leur travail les expose à l’inhalation de poussières mortelles. L’atelier tourne au ralenti depuis février, des mesures de sécurité amiante ayant été prises autour des wagons suspects. L’anxiété des agents est montée d’un cran, à la suite de la visite, lundi 29 juillet, du directeur du Techninat, l’établissement national qui regroupe les treize ateliers de maintenance wagons disséminés dans l’Hexagone : David Brainville a sommé les cheminots de reprendre au plus vite leur activité ; faute d’une hausse de productivité, le site fermera d’ici la fin de l’année. Un « chantage à l’emploi » inacceptable pour Sud Rail, compte tenu des risques auxquels sont exposés les agents de maintenance du fret.

Nuages de poussière

A Ambérieu, tout a commencé en janvier dernier. Les cheminots repèrent alors des glissoirs (pièces de friction assurant la stabilité du wagon à bogies) bourrés d’amiante. S’ils redoublent de vigilance, c’est à cause d’un précédent : en juillet 2018, dans l’atelier wagons de Nîmes-Courbessac (Gard), est découverte une fourrure de crapaudine (autre pièce de friction) amiantée. Un cas isolé, estime aussitôt la direction : le wagon de fret révisé en 1998 aurait échappé à la consigne de 1997 imposant de changer systématiquement cette pièce ; à moins que celle-ci n’ait été remplacée par une fourrure de crapaudine prise par erreur dans un reste de stock. Mais en septembre et octobre 2018, à Nîmes encore, sont trouvées d’autres fourrures de crapaudine amiantées sur différents wagons à bogies. Cette fois, des mesures de protection sont adoptées. Car, pour retirer une telle pièce, les agents doivent utiliser un marteau et un burin et, une fois la fourrure retirée, procéder à un nettoyage à la soufflette ou à l’aspirateur, générant des nuages de poussière. Les agents de Nîmes commencent alors à travailler « en mode amiante », c’est-à-dire protégés par des masques et des combinaisons, comme le prévoit la réglementation.

Nombreux manquements

Le 16 octobre 2018, la direction du matériel SNCF diffuse un message urgent à l’ensemble des technicentres en France, avec des photos des pièces amiantées. Avertis, les agents multiplient les « trouvailles », quatre glissoirs suspects sont repérés par le technicentre Languedoc-Roussillon, puis deux autres par celui des Hauts-de-France en décembre. En janvier dernier, c’est à Ambérieu qu’on trouve des glissoirs amiantés, deux dans l’atelier, un autre dans la benne à ferraille et un neuf dans une armoire ! Le comité social et économique (CSE) TER1 de la région Auvergne-Rhône-Alpes (Aura), dont dépend le site d’Ambérieu, dépose aussitôt un droit d’alerte pour danger grave et imminent et convoque une réunion exceptionnelle.
Le 11 février, deux inspecteurs du travail de Lyon se rendent sur le site. Dans leurs courriers de février et mars, adressés à la direction TER Aura, ces derniers relèvent de nombreux manquements. Selon eux, la direction de la SNCF n’a pas suffisamment pris en compte le risque d’exposition des agents du fret à l’amiante. Ils notent que « la présence de pièces ou composants contenant de l’amiante sur les wagons de fret est identifiée depuis plus de trente ans au moins par l’entreprise ». Celle-ci aurait donc « dû réagir plus promptement par rapport aux crapaudines et glissoirs mis en cause ». Et de préciser que la méthode de travail sur les pièces susceptibles d’être amiantées doit être améliorée, de façon à suivre les directives du Code du travail. « L’entreprise n’a manifestement mis en œuvre aucun suivi effectif du retrait systématique des composants amiantés » depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction de l’amiante, écrivent les inspecteurs, soulignant que les explications fournies par la direction sont « confuses ».

Evaluation défaillante

A la demande du CSE TER Aura, une expertise a été réalisée par le cabinet Ergonomnia sur le site d’Ambérieu et celui, voisin, de Sibelin (Rhône). Remise le 28 juin, elle permet d’y voir plus clair. « La manière dont l’entreprise a géré cette problématique comporte des failles importantes. Ainsi, l'entreprise s’est reposée sur les attestations de non-présence d’amiante, délivrées par des fournisseurs de pièces de wagon, reçues entre 1980 et 1985. » Ce sont ces documents qui auraient permis, selon la SNCF, d’établir l’absence d’amiante depuis environ trente ans. L’entreprise n’a jamais vérifié elle-même que lesdites pièces ne contenaient pas d’amiante et a procédé à un inventaire global fondé sur des éléments peu fiables. « En concluant hâtivement à la disparition des pièces de friction amiantées, l’évaluation défaillante de 1997 a conditionné toute la politique de prévention pour les vingt années qui ont suivi, éteignant toute vigilance concernant la persistance éventuelle d’amiante dans ces organes de friction », déplore le cabinet Ergonomnia. Quant au recensement des personnels étant ou ayant été exposés au risque amiante, réclamé par les inspecteurs du travail et par les élus du personnel du CSE TER Aura depuis février dernier, il n’est toujours pas effectué.

Une protection des salariés aléatoire

Depuis l’été 2018, l’entreprise semble réagir au coup par coup. Elle n’a pas fait un inventaire rigoureux des wagons suspects, sachant que la SNCF gère 30 500 wagons à bogies. Elle n’a pas non plus déployé sur l’ensemble des technicentres les mêmes mesures d’évaluation des risques et de protection des salariés. Les inspecteurs du travail et les experts du cabinet Ergonomnia relèvent qu’à Ambérieu et Sibelin les mesures d’empoussièrement n’ont pas été réalisées selon les règles ; de même, les modes opératoires adoptés, tout comme les équipements de protection, n’assurent pas la sécurité des agents.
La décision d’arrêter la maintenance sur les wagons présentant des risques a été prise pour le site d’Ambérieu en février – sous contrainte d’une injonction de l’Inspection du travail et du droit de retrait exercé par les cheminots. Elle n’a pas été généralisée à tous les technicentres. Du coup, les cheminots d’Ambérieu ont été parmi les premiers à voir leur activité réduite et se sont retrouvés, selon Ergonomnia, face à une injonction paradoxale, celle de « ne pas s’exposer à l’amiante au risque de perdre son emploi du fait d’une perte de productivité dans un contexte de très forte concurrence interne (entre technicentres) mais aussi externes (avec les ateliers des entreprises privées). » Dans ce contexte, l’intervention du directeur du Techninat a attisé leur malaise et leur défiance. Sud Rail a demandé une concertation immédiate et sera reçu par la direction, au siège de la SNCF à Saint-Denis, jeudi 1er août.
 
  • 1Avant le 1er juillet, les ateliers étaient rattachés aux directions TER (transport express régional) de la SNCF. Ils dépendent aujourd’hui de l’établissement Techninat.