© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Améliorer le suivi médical postprofessionnel

par Alain Carré médecin du travail, responsable d'une consultation de surveillance médicale postprofessionnelle / juillet 2016

Trop peu d'anciens travailleurs ayant été exposés à un ou des agents cancérogènes bénéficient d'une surveillance médicale postprofessionnelle. Les représentants des salariés peuvent tenter d'améliorer le fonctionnement du dispositif.

Les résultats de la dernière enquête Sumer1 n'ont rien de rassurant : en 2010, environ 2,2 millions de salariés étaient exposés en France à au moins un agent classé comme cancérogène "avéré" (1A) ou "supposé" (1B) par l'Union européenne, 600 000 aux fumées cancérogènes de soudure d'éléments métalliques et 250 000 à la radioactivité. Pour l'immense majorité de ces agents cancérogènes (voir "Repères"), il n'existe pas de seuil d'effet, c'est-à-dire de limite au-dessous de laquelle ils ne sont pas cancérogènes. En d'autres termes, tout contact avec l'un d'eux peut entraîner un effet cancérogène. Bien évidemment, la nature du contact, son intensité, sa répétition, sa fréquence conditionnent statistiquement cet effet. La curabilité des cancers est, là encore statistiquement, fonction de la précocité du diagnostic et de la mise en oeuvre du traitement. D'où l'intérêt, dès lors que le risque existe, de pratiquer des examens de dépistage de nature et de fréquence adaptées, afin d'établir un éventuel diagnostic le plus précocement possible.

Liste indicative

En matière d'agents cancérogènes professionnels, une surveillance médicale postprofessionnelle (SMPP) a été instaurée en 1993, dans le cadre de l'article D. 461-25 du Code de la Sécurité sociale. Sa prise en charge relève de la caisse primaire d'assurance maladie (Cpam) du domicile de la personne concernée. Le financement de ce suivi est imputé au Fonds national des accidents du travail et des maladies professionnelles, alimenté par des cotisations employeurs.

Tout ancien salarié - inactif, demandeur d'emploi ou retraité - peut accéder à ce suivi s'il a été exposé dans son travail à un ou plusieurs agents cancérogènes et/ou aux rayonnements ionisants. Il doit pour cela en déposer la demande auprès de sa caisse primaire. La SMPP lui est accordée sur production d'attestations d'exposition remplies par l'employeur et le médecin du travail, documents décrits dans un arrêté du 28 février 1995. Cet arrêté fournit aussi une liste indicative de cancérogènes et, pour chacun d'eux, les modalités du suivi (consultation, examens complémentaires). Sans transmission d'au moins une des attestations, la Cpam doit enquêter pour vérifier la matérialité de l'exposition au risque, conformément à une circulaire de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) du 31 janvier 1996. En cas d'acceptation par la caisse, le demandeur reçoit les prises en charge qui lui permettront, sur la prescription du médecin traitant, de faire effectuer gratuitement les examens.

Repères

Un agent cancérogène est un "agent chimique qui, bien que ne satisfaisant pas aux critères de classement [comme cancérogène], en l'état ou au sein d'une préparation, peut présenter un risque pour la santé et la sécurité des travailleurs en raison de ses propriétés physico-chimiques, chimiques ou toxicologiques et des modalités de sa présence sur le lieu de travail ou de son utilisation". Au-delà des produits, préparations et substances de base, cette définition du Code du travail (art. R. 4412-3) vise donc des procédés générant des agents cancérogènes mais aussi des expositions environnementales.

Depuis 1995, quelques milliers de personnes auraient bénéficié d'une SMPP, alors qu'on estime que plusieurs dizaines de millions de travailleurs ont été exposés au risque cancérogène durant cette période. Force est de constater que la mise en oeuvre du dispositif affiche un bilan négatif. Outre le fait que nombre d'anciens salariés méconnaissent leurs droits en la matière, les causes en sont multiples.

Les obstacles entravant le bon fonctionnement de la SMPP sont d'abord liés à la rédaction de l'arrêté de 1995. Ainsi, sur la liste des cancérogènes pour lesquels la surveillance est prévue, seuls figurent les agents 1A et 1B du classement européen, ceux donnant lieu à des tableaux de maladies professionnelles et, enfin, les rayonnements ionisants ; sont donc exclus, notamment, des cancérogènes reconnus comme tels par le Centre international de recherche sur le cancer. Or les Cpam peuvent interpréter cette liste, censée être indicative, comme limitative, justifiant de la sorte le rejet de certaines demandes de SMPP. De même, la liste des examens autorisés, répondant à des exigences économiques, restreint les capacités de surveillance optimale. En théorie, d'autres examens peuvent être prescrits avec l'accord du médecin-conseil de la caisse, mais les obtenir relève du combat de tranchée. Enfin, l'arrêté ignore la question des cofacteurs cancérogènes agissant sur le même organe, dont l'effet potentiel multiplié devrait pourtant majorer le niveau de surveillance.

D'autres obstacles existent, d'ordre "institutionnel". Le premier d'entre eux est indubitablement l'absence de délivrance, par les employeurs ou les médecins du travail, des attestations d'exposition à des agents cancérogènes. Un phénomène que risquent d'amplifier non seulement la précarité croissante de l'emploi, qui rend de plus en plus difficile la traçabilité des expositions, mais aussi de récentes mesures telles que la disparition de la fiche individuelle d'exposition, qui constituait un outil essentiel de suivi. Par ailleurs, certains médecins du travail peuvent hésiter à délivrer des attestations, compte tenu des plaintes d'employeurs déposées à ce sujet contre eux auprès du Conseil de l'ordre. Ce qui pose la question de l'effectivité de la surveillance postexposition des salariés actifs ayant été exposés à des cancérogènes, parfois dans des emplois antérieurs, surveillance confiée aux médecins du travail. Ce contexte explique l'ignorance des salariés concernant leurs expositions aux cancérogènes professionnels.

L'action de la représentation du personnel pour obtenir les attestations est essentielle. Elle fait intervenir les délégués du personnel, qui peuvent déposer une alerte pour les travailleurs dont les droits ne sont pas respectés (art. L. 2313-2 du Code du travail). Ces alertes écrites sont transmises aux inspecteurs du travail, qui se doivent d'intervenir pour faire respecter les droits individuels. Les représentants du personnel au CHSCT peuvent, quant à eux, mettre en demeure l'employeur de rédiger et de remettre à chaque salarié exposé une "notice de poste", qui permet de tracer les risques cancérogènes par poste (art. R. 4412-39). Enfin, les membres du comité d'entreprise peuvent rappeler aux médecins du travail leurs responsabilités en matière de repérage et de signalement des risques collectifs et individuels (art. L. 4624-2, R. 4624-11 et R. 4624-16), les inciter à rédiger la fiche d'entreprise (art. R. 4624-37 à R. 4624-41) et à alerter formellement sur les risques existants (art. L. 4624-3).

Nécessité d'une réforme

Pointons, enfin, le peu d'intérêt des Cpam pour le dispositif. Celles qui remplissent pleinement leur mission sont minoritaires. Certaines se contentent en effet de ne pas répondre aux demandeurs ou prétendent que le suivi est réservé aux victimes de maladies professionnelles ; d'autres, quand l'attestation de l'employeur n'est pas fournie, refusent la SMPP sans procéder à une enquête ; d'autres encore refusent la prise en charge d'examens supplémentaires, voire de suivi pour certains cancérogènes, parfois sans décision du médecin-conseil. Les représentants des travailleurs siégeant au conseil d'administration des Cpam doivent donc exercer leur vigilance sur la façon dont les caisses traitent les demandes. De même, ceux qui participent aux comités techniques des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) peuvent jouer un rôle d'aiguillon.

Quoi qu'il en soit, le constat est sans appel : en l'état, le dispositif de surveillance médicale postprofessionnelle ne fonctionne pas comme il le devrait. Une réforme en profondeur s'impose, qui reste pour l'heure hypothétique, faute d'une réelle volonté politique.

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    Enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels, pilotée par le ministère du Travail.