Des différences de mortalité existent entre les groupes socioprofessionnels. Y a-t-il également des disparités liées au déroulement de la carrière ?
Emmanuelle Cambois : Changer de catégorie socioprofessionnelle n'est pas sans incidence sur la mortalité. Nous avons montré que les trajectoires ascendantes - par exemple, le parcours d'un ouvrier devenu cadre - sont favorables à l'espérance de vie en bonne santé. A contrario, les carrières qui stagnent ou régressent s'avèrent plus défavorables. Ce lien s'explique en partie par le temps passé dans des professions aux conditions de travail pénibles ou bien en inac- tivité, mais aussi par un niveau de vie plus faible, voire des situations de précarité. Les personnes qui cumulent de mauvaises conditions de travail et des parcours professionnels stagnants, descendants ou hachés se retrouvent en moins bonne santé dans la dernière ligne droite de leur vie active et après. Les politiques de prévention devraient être déployées dès le début des carrières et sur l'ensemble de celles-ci afin de réduire ces effets délétères.
Les années de mauvaise santé connaissent une hausse à partir des années 2000, après une période de stabilité ou de diminution dans les deux décennies précédentes. Peut-on incriminer le travail dans ce retournement ?
E. C. : Effectivement, au début des années 2000, les années de vie avec des troubles fonctionnels et des gênes dans les activités ont augmenté, alors que les femmes et les hommes continuaient de bénéficier d'un allongement de l'espérance de vie. Ce phénomène a surtout concerné les femmes, et principalement la tranche des 50-65 ans. Plusieurs explications se conjuguent certainement : la progression des connaissances et des attentes en matière de santé peut conduire à une prise de conscience plus importante des troubles ; les progrès médicaux ont permis une plus grande survie de personnes atteintes de maladies invalidantes. Mais les conditions de travail et de la fin des carrières professionnelles jouent sans doute un rôle. Si nous manquons de données pour démontrer l'effet des métiers, nous constatons de larges différences d'espérance de vie sans incapacité selon la catégorie socioprofessionnelle : un ouvrier de 35 ans vit en moyenne dix ans de plus qu'un cadre avec des limitations fonctionnelles, physiques ou sensorielles (difficultés à marcher, à entendre, etc.), et cette divergence se manifeste déjà chez les 50-65 ans. Mais nous observons aussi des disparités entre les sexes : 43 % des années entre 50 et 65 ans sont vécues avec des limitations fonctionnelles par les femmes, contre 36 % par les hommes. Ces résultats interpellent car ils indiquent de fortes inégalités dans les chances d'atteindre l'âge de la retraite en bonne santé.
Les trajectoires professionnelles des femmes peuvent-elles être mises en cause ?
E. C. : Les femmes déclarent bien plus d'incapacités que les hommes, et ce, à tout âge. C'est en partie dû aux troubles musculo-squelettiques et anxio-dépressifs, assez invalidants, et que l'on rencontre bien plus fréquemment chez elles. Ce moins bon état physique et psychique découle de carrières moins favorables : elles débutent plus souvent que les hommes dans des métiers peu qualifiés, qui exposent aux TMS ; elles connaissent davantage de périodes d'inactivité et de chômage, ce qui limite leur niveau de rémunération ; elles connaissent moins de promotions tout au long de leur carrière. Avec une espérance de vie plus longue (85,4 ans, contre 79,6 ans pour les hommes), les femmes vivent en moyenne plus d'années de mauvaise santé que l'autre sexe.