Dans l'enfer des tanneries au Bangladesh
Si la catastrophe du Rana Plaza a mis en lumière les conditions de travail dans le textile au Bangladesh, les ouvriers du cuir sont aussi victimes de la course au moins-disant social dictée par les firmes occidentales. Reportage.
Il aura fallu les 1 100 morts de la catastrophe du Rana Plaza, à Dacca, pour que l'opinion publique occidentale entrevoie l'horreur des conditions de travail dans le textile au Bangladesh. Dans ce bâtiment insalubre aux craquements prémonitoires qui s'est effondré en avril dernier, 3 000 travailleurs, en majorité des femmes, s'entassaient pour découper et coudre tee-shirts ou autres "petits hauts" vendus à des prix imbattables dans les rayons de nos magasins et supermarchés. Plusieurs étiquettes d'enseignes françaises ont d'ailleurs été retrouvées dans les décombres. Mais pendant que les projecteurs sont braqués sur ces chaînes de sous-traitants du textile, ailleurs au Bangladesh, on continue, au nom de la réduction des coûts de production, à pratiquer l'esclavage moderne du travail.
Chrome, mercure, arsenic
Nous sommes à Hazaribagh, au centre de Dacca, la capitale bangladaise, sur les rives du fleuve Buriganga, un des affluents du Gange. C'est dans ce quartier aux allures de bidonville, où s'entassent près d'un million de personnes, que les chaussures, sacs et autres accessoires de mode qui inondent nos marchés sont fabriqués. Près de 300 tanneries, pour la moitié illégales, façonnent 24 heures sur 24 de quoi satisfaire les désirs des consommateurs occidentaux. Chaque année, près de 15 millions de peaux y sont traitées dans des conditions de travail archaïques, comme les machines, les mêmes depuis trente ans. Mais à quel prix pour les 20 000 forçats du cuir, dont l'espérance de vie n'excède pas 50 ans ?
Dans les ruelles grouillantes d'Hazaribagh, l'atmosphère est suffocante, l'odeur pestilentielle. Dans ces tanneries, on travaille quasiment nu et sans aucune protection ni consigne de sécurité. Pourtant, pas moins de 50 tonnes de produits chimiques sont utilisées chaque jour pour préparer le tannage des peaux infestées de vermine. Un peu partout, des bidons en provenance d'Europe et de Chine sont entreposés pêle-mêle, sans aucune précaution, à même le sol, au milieu de tous ceux qui vivent dans cet enfer toxique, chargé de chrome, de mercure ou d'arsenic. Un danger mortel lorsque les pluies de la mousson se répandent et inondent le quartier. Près de 22 000 mètres cubes de déchets chimiques non traités se déversent quotidiennement dans le fleuve, dont la couleur anthracite n'empêche cependant pas la population de s'y laver et d'en tirer l'eau nécessaire à son existence. Utilisant des millions de litres d'eau, les tanneries déversent au milieu des habitations un liquide aux couleurs étonnantes, du rose bonbon au vert azote en passant par le rouge sang et ce qu'on appelle ici le white blue.
L'endroit le plus contaminé de la planète
Les cours d'eau et les nappes phréatiques sont désormais empoisonnés, rendant les terres agricoles environnantes impropres aux cultures. En 2007, le Blacksmith Institute classait ce bidonville géant parmi les 30 sites les plus pollués au monde. Aujourd'hui, Hazaribagh est considéré comme l'endroit le plus contaminé de la planète.
Dans son rapport 2009, Greenpeace a bien tenté d'alerter l'opinion internationale, mais les responsables locaux semblent désormais avoir peur. Notamment des mafias du cru, qui contrôlent un marché du cuir très lucratif. Représentant 12 % des exportations du Bangladesh pour un montant de près de 300 millions de dollars, Hazaribagh est une véritable manne dont personne ne souhaite se passer, alors que le pays s'est hissé au rang des premiers exportateurs mondiaux de cuir. Et puis, comment faire dans un pays où 40 % de la population est au chômage et où avoir un emploi, même "mortel", est considéré comme une chance inestimable ?
Mahabubor Rahman, patron d'une tannerie sous-traitante d'un des géants du cuir, tient un discours sans équivoque : "Les produits chimiques que nous utilisons sont sans risque pour la santé et l'environnement, puisqu'ils viennent d'Europe !" La corruption généralisée et l'économie informelle dictent ici leur loi et les tanneurs n'ont pas d'autre choix que de s'y soumettre. Dans ces conditions, les maladies professionnelles, les accidents et les mutilations sont légion. Entre les substances chlorées cancérogènes détruisant les voies respiratoires, l'oxyde d'éthylène qui s'attaque au patrimoine génétique, les métaux lourds et le chrome VI ultratoxique, la vie des tanneurs bangladais ne vaut pas cher.
Le Bangladesh ferme les yeux
Installé au centre d'Hazaribagh, le Nogor Health Center, un dispensaire dirigé par le Dr Razia Sulterma, reçoit quotidiennement hommes, femmes et enfants, tous victimes de l'industrie du cuir. Pourtant signataire de la Convention internationale des droits de l'enfant, le Bangladesh ferme les yeux sur cette très jeune main-d'oeuvre, abondante et deux fois moins payée. Désarmé face à une situation apocalyptique, Razia Sulterma tente toutefois d'informer ses patients en sursis des risques qu'ils encourent. "Pas moins de 90 % de ces travailleurs du cuir, explique-t-il, souffrent de maladies respiratoires, de maladies de peau, rongée par les produits chimiques, et de maladies qui ne se voient pas encore mais qui, à terme, les feront mourir de toutes sortes de cancers. On estime qu'un ouvrier sur trois est victime d'accident et le taux de mortalité est 300 fois supérieur au reste du pays."
Wahida Banu, responsable de l'ONG Aparajeyo, ne sait plus quoi faire des enfants déficients mentaux abandonnés par des mères contaminées. "Ils ne peuvent pas travailler et sont une charge pour les parents, constate-t-elle. Ils tentent de subsister grâce à la mendicité. Nous les recueillons, mais nous manquons de moyens pour faire face à la situation."
Trois ouvriers morts en moins d'une heure
Akhtar Hussein est le secrétaire général du syndicat des travailleurs du cuir d'Hazaribagh. Assis derrière une table branlante, il est accompagné d'un unijambiste, d'un manchot et d'un des rescapés de la tannerie Apex. C'est dans cette dernière que trois ouvriers sont morts en moins d'une heure, en 2010, après avoir inhalé des gaz toxiques produits par une réaction chimique incontrôlée. Akhtar Hussein n'est pas très enclin à la discussion. Il ne souhaite pas compromettre sa très faible marge d'action pour protéger ces ouvriers à qui aucune heure supplémentaire n'est payée et qui ne perçoivent aucune indemnisation en cas d'accident. "Les familles des victimes n'ont rien touché d'Apex. Lorsqu'un ouvrier est malade, il est tout simplement remplacé. Cet homme qui a perdu son bras a eu de la chance : il a été réaffecté dans l'entreprise. Il est chargé d'actionner un monte-charge et son salaire n'a pas été diminué... 35 euros par mois", raconte-t-il, mal à l'aise. Témoigner, c'est hypothéquer l'avenir des travailleurs et risquer d'être menacé physiquement.
Malgré les injonctions de l'Organisation mondiale du commerce visant à mettre aux normes les tanneries d'Hazaribagh d'ici 2014, rien n'a été fait. De quoi sans doute rassurer les 3 700 entreprises européennes concernées par le tannage du cuir, pour lesquelles Hazaribagh est un eldorado. Le show-room du fabricant de chaussures Bata de Dacca, lui, ne désemplit pas.