Un service public qui brutalise ses salariés ", " une machine à radiation ", " une pompe à fric qui broie personnel et usagers "... Les mots employés par les salariés de Pôle emploi pour qualifier l'institution publique, lors de leur grève du 9 novembre dernier, sont éloquents. Au centre de ce mouvement très suivi : la question des conditions de travail et de l'exercice du métier. L'annonce de 1 800 suppressions de postes pour 2011 a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, dans un contexte de mal-être des salariés, de fusion difficile entre l'ANPE et le réseau des Assedic, et de chômage massif.
Début 2010, après une première année d'existence de Pôle emploi marquée par un suicide et plusieurs tentatives sur le lieu de travail, le diagnostic des risques psychosociaux réalisé par le cabinet Isast à la demande de la direction relevait que les salariés jugeaient en majorité leur situation de travail tendue (71 %) et leur santé affectée (58,5 %)
. Le même diagnostic mettait en évidence une forte pression des exigences du travail, un assez haut niveau d'exigences émotionnelles et un niveau élevé de conflits de valeurs.
Clashs à l'accueil
" Ils doivent beaucoup souffrir de l'inhumanité de ce qu'ils font subir malgré eux aux demandeurs d'emploi, surtout quand ceux-ci sont aux abois ", compatit Anne, Parisienne au chômage. Venue à son agence pour un problème d'indemnisation, elle raconte avoir été reçue debout, au milieu de tout le monde, par une conseillère qui a dû décrocher le téléphone mural pour parler à quelqu'un capable d'apporter une réponse à son problème... et dont l'appel n'a jamais abouti. " Comme moi quand je fais le 39 49 ", résume Anne, en évoquant le numéro de la plate-forme que les chômeurs doivent contacter aujourd'hui.
" Tout est fait pour mettre à distance le demandeur d'emploi à travers les plates-formes téléphoniques et des agences qui se mettent à ressembler à des banques. Les gens n'ont plus les moyens de joindre leur référent en direct. Mais ils pensent trouver un interlocuteur pour tout, ils n'obtiennent pas de réponse et ça crée des tensions ", explique Fabienne Cornette, conseillère à l'emploi à Orléans et secrétaire régionale du syndicat SNU-FSU. Les formations mises en place pour les salariés venus des deux structures (de trois à cinq jours complétés par quelques jours d'immersion) ne sont pas suffisantes pour armer les uns et les autres. Pas plus que celles destinées à permettre la prise en charge d'un entretien unique d'inscription-diagnostic, appelé à se généraliser en 2011. Le guichet unique, censé faciliter les démarches et améliorer le service rendu, reste un mythe. " Les gens sont souvent baladés, ils ne sont pas satisfaits et ils ont raison. C'est de la maltraitance. Et nous, ça nous met mal ", poursuit la conseillère.
De fait, les clashs à l'accueil sont ressentis comme évoluant à la hausse. Dans l'étude de l'Isast, 75 % des personnes affirment avoir été victimes d'une agression verbale au cours des douze derniers mois (dont 78 % de la part d'usagers) et 40 % disent vivre souvent des tensions avec le public. Une expertise menée en 2009 par le cabinet Secafi en Midi-Pyrénées fait état de la montée des violences externes et les met en relation avec les conditions de travail dégradées. " Les communications gouvernementales nous mettent en porte-à-faux, on perd confiance à travailler ainsi sans pouvoir répondre ", note Thomas Domenech, secrétaire régional de la CGT de Pôle emploi en Midi-Pyrénées.
Les difficultés rencontrées pour répondre à la demande du public recouvrent aussi une impossibilité de bien réaliser son propre travail, qui met à mal l'éthique professionnelle des conseillers. " Prenons l'exemple d'un demandeur d'emploi qui a une expérience mais pas de diplôme, et pour qui il n'est pas simple de définir les compétences transférables, expose Philippe Sabater, secrétaire général adjoint du SNU-FSU. Qu'est-ce alors qu'une offre raisonnable d'emploi ? Le conseiller à l'emploi identifie ses compétences, ce qui est transférable, cherche une formation..., de façon à ce que la personne ne soit pas économiquement déclassée et qu'elle reste dans un processus de développement des compétences. Aujourd'hui, c'est impossible, faute de temps, de moyens, en formation en particulier, et en raison de la nature des emplois, davantage précaires. Il nous faut préparer les gens à accepter les offres correspondant aux besoins immédiats des entreprises. Ce qui va à l'encontre de notre "déontologie", de nos pratiques. "
" Videz vos portefeuilles ! "
La taille des portefeuilles de demandeurs d'emploi dévolus aux conseillers est un obstacle majeur : 100 à 110 personnes à suivre, selon le directeur général de Pôle emploi, Christian Charpy, soit près du double de l'objectif annoncé - 60 personnes - par Christine Lagarde au moment de la fusion. Et les portefeuilles qui passent la barre des 200 sont légion. Résultat : un suivi personnalisé plus qu'approximatif et des entretiens raccourcis (20 minutes) qui ne permettent pas d'aller au fond des choses, de s'adapter à la problématique de la personne. " La charge de travail n'est pas absorbable, constate Bernie Billey, déléguée syndicale centrale CFDT. On est censé connaître les gens, mais ce n'est pas possible avec autant de personnes. Et comment identifier les problèmes et aider à les résoudre sans établir une relation de confiance qui exige un minimum de temps. A faire ainsi en étant conscient de ne pas faire comme il faudrait, on culpabilise. "
Dans ce contexte, il y a peu de place pour une prise en compte des problèmes de santé des usagers, dès qu'on sort de la stricte logique de reconnaissance d'un handicap. Parfois, c'est seulement face à une proposition concrète que l'aptitude et la disponibilité à tenir un poste se révèlent vraiment. " Mais sans écoute, c'est difficile, on doit détecter les freins à l'emploi et voir vers qui on oriente. On fait du triage ", estime Philippe Sabater. Censé recouvrir une approche compréhensive de la personne, prise en charge dans sa globalité, l'accompagnement personnalisé demandé aux salariés de Pôle emploi, et plus largement aux personnels de l'aide professionnelle ou sociale, est en fait un " accompagnement individualisé de masse ", indique François Brun, ingénieur de recherche au laboratoire Genre, travail, mobilités du CNRS et spécialiste des problématiques d'accompagnement.
Pour le chercheur, l'approche compréhensive entre en conflit avec une approche globale et gestionnaire, où les agents doivent justifier de leur efficacité par le nombre de sorties positives du dispositif, sans considération de leur nature ni de leur durée. " Videz vos portefeuilles ! ", leur est-il ordonné. Cette contradiction, inhérente à l'exercice du métier, donne lieu à des " bricolages " pour tenir sa position entre raison gestionnaire et expression des attentes des chômeurs. Mais " faire de la résistance est difficile dans la durée. Et de moins en moins possible, car il faut s'inscrire dans un cadre bien déterminé, contraint par l'outil informatique ", précise François Brun.
Très concrètement, les actes professionnels se mécanisent, selon une procédure contraignante qui bride toute initiative. Plates-formes téléphoniques, entretiens guidés par l'informatique, traitement administratif des rendez-vous, pratiques de surbooking" Le conseiller est dépossédé de la liste des demandeurs d'emploi. Il n'a plus la main sur les entretiens. Maintenant, une absence à une convocation, même avec une excuse, déclenche une menace de radiation si la personne ne fournit pas un justificatif sous dix jours. Le traitement humain du problème n'est plus possible. On nous a retiré toute autonomie dans notre travail. Et Pôle emploi est devenu une machine à radier ", déplore Fabienne Cornette. Les plannings des conseillers sont établis par les responsables d'équipe " de production ", selon le nouveau vocabulaire. " Les échanges avec les entreprises se réduisent ; la qualité de notre service s'en ressent ; on n'a plus de plages disponibles pour se documenter non plus, témoigne Fabienne Cornette. On a toujours eu un peu un sentiment d'impuissance. Mais avant, je pouvais aider les gens sur ma compétence, plus maintenant. Je me sens déqualifiée. "
Cocktail destructeur
Ce sentiment de déqualification, de négation du métier est encore alimenté par l'idée du conseiller unique, censé tenir les deux activités : orientation en matière d'emploi et suivi de l'indemnisation. Cette idée sous-estime la complexité de l'une et de l'autre et renvoie une image dévalorisée des métiers qui " atteint les agents dans leur image de soi ", observe François Brun. Aux yeux de Philippe Sabater, cela traduit " un mépris du métier, au mieux sa méconnaissance ".
Dans ce contexte, les collectifs de travail ne jouent plus leur rôle de médiation et de lieu de ressources pour des métiers qui demandent " de mettre de soi et de prendre sur soi ", rappelle le cabinet Trio, auteur d'une étude en 2010 pour le compte de la FSU. " L'accompagnement peut être douloureux, du fait des situations humaines auxquelles on est confronté. Mais cette souffrance n'est pas identifiée, car il n'y a rien ni personne pour écouter les salariés ; pas d'échanges de pratiques, de lieux où l'on prend du recul. Ce qui se produisait avant dans des échanges informels ", souligne Bernie Billey. Comme l'analyse le cabinet Trio, " le groupe ne renvoie plus à un collectif mais à un empilement d'individus isolés face à l'organisation et à l'usager ". Résultat : chacun individualise la responsabilité du service rendu, ce qui favorise l'intériorisation des tensions, et la souffrance.
Autre aspect de l'organisation : le pouvoir croissant du conseiller sur le demandeur, puisqu'il n'y a plus de séparation entre les structures d'indemnisation, de contrôle et de placement. La diversité des postures crée des tensions, voire des formes de surveillance entre collègues, alors même que pour trouver des solutions, certains sont conduits à braver des interdits. Les tensions de divers ordres, la souffrance éthique et la dépossession du métier forment un cocktail destructeur. " Il y a une souffrance plus ou moins larvée : si quelques collègues ont des arrêts maladie à répétition, beaucoup ont des insomnies, prennent des cachets pour tenir... ", s'inquiète Fabienne Cornette. En Midi-Pyrénées, " le rapport de l'assistante sociale souligne l'évocation constante de la charge de travail dans les entretiens, les plaintes sur la tension nerveuse, l'état de fatigue, l'épuisement professionnel, ainsi que le recours aux psychotropes, à l'alcool et aux drogues ", relate Thomas Domenech. Pierre Baillargeon, médecin du travail en Rhône-Alpes pour l'ANPE, puis pour Pôle emploi jusque fin 2010, en a fait le constat : " Cela dégénère, car, passé un certain temps de surinvestissement, vient un moment où les gens n'y arrivent plus. Mais les modèles d'organisation en cause renvoient à des mécanismes sociétaux qui dépassent largement les marges de manoeuvre de la hiérarchie. "