C'est un document que beaucoup à France Télécom ont oublié mais que Mediapart et Santé & Travail se sont procuré. Il s'agit du compte-rendu très précis de 14 pages (répétitions et maladresses syntaxiques comprises) d'une réunion de cadres supérieurs avec l'état-major de l'opérateur téléphonique, qui s'est tenue le 20 octobre 2006. Il correspond en tous points au compte-rendu mis en ligne à l'époque par le syndicat Sud (disponible sous ce lien).
Dans le petit amphithéâtre de la Maison de la Chimie, à Paris, 200 cadres dirigeants de France Télécom sont conviés par l'Acsed, l'association des cadres supérieurs de France Télécom, réputée proche de la direction. Toute la matinée, ils vont débattre de la « transformation sociale » de l'entreprise avec des invités de marque : le PDG Didier Lombard, en poste depuis 2005 ; son numéro deux, Louis-Pierre Wenes, chargé des opérations en France et redoutable « tueur de coûts » ; le directeur des ressources humaines, Olivier Barberot ; le directeur financier, Gervais Pellissier. La réunion est informelle : pensant (à tort) ne pas être enregistrés, les cadres dirigeants ne prennent pas de gants pour parler de la transformation sociale en cours. Le ton est tranchant, martial parfois. Le DRH tente de galvaniser les troupes avec la métaphore guerrière du « combat ». Dans un langage très cru, les dirigeants de l'entreprise y annoncent l'« accélération » de la vaste restructuration alors lancée depuis quelques mois.
Celle-ci a commencé début 2005, quand Didier Lombard est arrivé aux manettes. Après son prédécesseur Thierry Breton (parti au ministère de l'Economie), qui a en partie désendetté le groupe et déjà supprimé plus de 20 000 emplois, Didier Lombard veut aller plus loin. Il lance le programme Next, réorganisation en profondeur qui doit durer deux ans, entre 2006 et 2008. Obnubilé par la féroce concurrence mondiale, il veut internationaliser le groupe, tourner l'entreprise vers le client, dégager plus de cash pour les actionnaires. Et continuer à réduire les effectifs. Le plan ACT (« Anticipation et compétences pour la transformation ») est lancé. Objectif : supprimer 22 000 postes, recruter 6 000 personnes, en réorienter 10 000 vers des secteurs dédiés aux clients (par exemple, les centres d'appels). Le tout sans plan social, car une grande partie des salariés sont des fonctionnaires. Fin 2008, l'objectif sera atteint : 22 450 personnes auront quitté l'entreprise, 14 000 auront changé de métier. Entre 2001 et 2008, 44 700 postes auront été supprimés, dont 94 % étaient des emplois de fonctionnaires.
Didier Lombard se lâche
Le 20 octobre 2006, Didier Lombard est le premier à s'exprimer. Il est en forme, en confiance parmi ses pairs. Après un long développement sur la stratégie industrielle et commerciale, le PDG est interrogé sur l'« équation de l'emploi ». Il se lâche, fustige l'esprit de l'ancienne entreprise publique : « La maison est une mère poule qui récupère les gens y compris en créant des emplois artificiels là où il n'y en a pas besoin. On supprime des fonctions support, une semaine après les personnes concernées sont toutes recasées […]. Il faut qu'on sorte de la position de mère poule. » Le patron se fait menaçant.« Souvent, ils [les salariés]ne veulent pas aller face au client, mais la maison ne survivra pas si les fonctionnels ne veulent pas aller face aux clients. C'est une transformation profonde. Si on n'arrive pas à faire ça, on n'échappera pas à des mesures plus radicales. Pour le moment, je n'en veux pas. Mais si on n'arrive pas à faire ça, je serai obligé d'y venir. » Les règles vont changer, explique Lombard : « Olivier Barberot va vous parler de ce que l'on a en tête. Ce sera un peu plus dirigiste que par le passé. […] En 2007, je ferai les départs d'une façon ou d'une autre. » Et comme si ça ne suffisait pas, Didier Lombard martèle : « Il faut bien se dire qu'on ne peut plus protéger tout le monde. » Quelques lignes plus haut, il évoque « les salariés qui arriveront à suivre la transformation ». Il semble donc déjà persuadé que certains n'y arriveront pas.
Lorsqu'il prend la parole, Olivier Barberot, le DRH, annonce très clairement la couleur : « Le président m'a demandé de présenter lundi au comité de direction générale un "crash programme" pour accélérer ACT. » Et pour ceux qui n'auraient pas saisi, le DRH enfonce le clou : « On ne va plus être dans un discours basé sur un volontariat un peu mou, on va être beaucoup plus systématique. » Les salariés devront« systématique[ment] » s'inscrire aux « espaces développement » censés les reconvertir, à France Télécom, dans la fonction publique ou ailleurs. Une « liste nominative » doit être fixée dans chaque unité. « Quitte à déclencher quelques grincements de dents à partir du mois de novembre en étant plus systématique, plus orienté vers les process, je pense qu'on devrait déjà avoir des résultats sensibles », dit encore Barberot.
« C'est la logique business qui commande »
« Ce qui compte, ce sont les clients. Ce qui compte, c'est de faire de la croissance profitable, reprend le DRH. On part des clients. On regarde les sites économiquement viables. Puis on rencontre les gens, car tout se complique car ce ne sont plus des chiffres qui sont en jeu. On est dans une considération humaine. Mais c'est la logique business qui commande. »
Olivier Barberot conclut pourtant son intervention d'une phrase prémonitoire. « Lorsqu'un manager envoie un mail pour informer un cadre qu'il se retrouve sur un plateau le lundi matin, il faut d'abord aider le manager dans sa fonction. Si ACT c'est ça et si le crash programme se passe comme ça, la maison se retrouvera devant de grandes difficultés. » C'est exactement ce qui s'est produit. Très vite, le volontariat affiché est devenu subi. Les réorganisations ont été imposées, les managers souvent désorientés par leur triple casquette : supérieur hiérarchique, DRH et parfois confident.
Vient le tour du numéro deux, Louis-Pierre Wenes. Son discours est martial. L'homme, officier de marine et ancien du célèbre cabinet de conseil AT Kearney, n'est pas un tendre. Il se présente en stratège, volontairement déconnecté du terrain : « Moi, je sais où l'on doit aller, je sais vérifier que le mouvement se produit, mais je ne sais pas dire ce qu'il faut faire à Perpignan. » La décision est sous-traitée aux managers locaux : « Le manager doit évaluer les conséquences. Combien je vais pouvoir emmener de personnes sur cette activité, combien je suis obligé d'en laisser au bord de la route. »
Les dirigeants de France Télécom en semblent alors persuadés : France Télécom propose des conditions exceptionnelles à ceux qui quitteront volontairement l'entreprise. En témoigne la sortie d'Olivier Barberot, le DRH : « Il n'y a pas beaucoup d'entreprises dans le monde qui, au moment où elles se restructurent […], proposent des reconversions, des mobilités, et laissent dix ans pour revenir avec une année de salaire sur la table. Il ne faut quand même pas exagérer. […] On est une entreprise totalement privée, totalement en concurrence. Il faut mettre les gens en face de la réalité de la vie. »
Trois ans après, la « réalité de la vie » s'est imposée en retour à la direction de France Télécom sous la forme de 34 suicides de salariés. En langage de multinationale, « Crash programme » se traduit par « programme accéléré ». Mais aujourd'hui, après la mort de plusieurs salariés liant leur suicide à leurs conditions de travail, le mot prend une tournure bien plus sinistre…
« Tout était planifié »
En octobre 2006, le compte-rendu de cette réunion de cadres supérieurs avait circulé par courrier électronique et fait l'objet de tracts syndicaux. Interrogé par nos soins, Guy Salziger, président de l'Acsed, affirme que ce « mot-à-mot » a« fuité » et « n'a été validé ni par l'association, ni par la direction de France Télécom ». Il n'en dément pourtant pas le contenu. En novembre 2006, son association a publié dans un journal interne un résumé très édulcoré de cette journée, que nous nous sommes procuré, l'Acsed ayant refusé de nous le transmettre : les phrases les plus brutales des dirigeants n'y sont pas retranscrites. « Notre compte-rendu résume l'esprit, l'essence de la conversation et se concentre sur la stratégie de l'entreprise », se défend Guy Salziger.
« C'était la première fois que les intentions de la direction étaient énoncées de façon aussi directe », se souvient François Terseur, élu CFDT. Selon Sébastien Crozier, président du syndicat CGC-Unsa, « les propos du président de France Télécom au cours de cette réunion montrent que tout était planifié, parfaitement organisé. Sa responsabilité est totalement engagée. C'est d'ailleurs en partie à cause de ces propos de 2006 que nous avons demandé sa démission » − sans succès pour l'instant, puisque Didier Lombard doit en théorie ne quitter la direction qu'en 2011.
Le 9 octobre 2009, Didier Lombard admettait sur Europe 1 avoir mené « trop vite » des « transformations majeures » : « On a…, je n'ai probablement pas prêté une attention suffisante à quelques indicateurs. On a sous-estimé un certain nombre de paramètres humains, en particulier dans notre organisation. A force de vouloir courir après la performance, le (management) local n'avait plus de degrés de liberté. »
Pourtant, depuis 2006, les rapports de médecins du travail, des comités d'hygiène et de sécurité, des inspecteurs du travail pointaient une aggravation croissante de la souffrance au travail. Et selon l'expert Technologia mandaté par la direction pour effectuer un vaste audit social, c'est justement l'« accélération des changements » à partir de 2006 qui a conduit à une « contraction de la population salariée et à une dégradation des conditions de travail »… La série dramatique de suicides a mis en avant les méthodes de management musclées de l'entreprise : mobilités forcées, restructurations permanentes, fermetures de sites. Les cadres étaient contraints de changer de poste tous les trois ans. Toujours selon Technologia, 40 % de la part variable de la rémunération des managers dépendaient des réductions d'effectifs réalisées… « Il s'agissait d'industrialiser le programme ACT », traduit François Terseur, de la CFDT. L'objectif de réduction des coûts de personnel primait.
Dans la plainte pour « harcèlement moral » et « mise en danger de la vie d'autrui » déposée le 15 décembre par le syndicat Sud-PTT contre plusieurs membres de la direction dont Didier Lombard, dont nous nous sommes procuré une copie, des extraits de cette journée du 20 octobre sont cités. Selon Caroline Angeli, alors responsable fédérale chez Sud, les propos de Didier Lombard étaient parfaitement calculés. « Il savait que tout cela fuiterait, dit-elle. Deux mois après sa réunion, fin décembre 2006, le dispositif de départs anticipés à la retraite ("CFC") qui avait permis de faire partir des gens de 55 ans à la retraite dans des conditions plutôt convenables arrivait à expiration. Or l'entreprise souhaitait continuer sur le rythme important de destructions d'emplois. Cette intervention était un message stratégique fort en direction de l'encadrement. »
« Ce sera de ma faute »
Interrogé pour cette enquête, Guy Salziger, le président de l'Acsed, a d'abord défendu la direction :« Next est un succès, il faut quand même le dire. Il n'y a pas eu de départs forcés, pas de mesures radicales, pas de crash programme. Nous avons accompagné tout le monde. L'entreprise n'a laissé personne au bord du chemin. » Quelques heures plus tard, le même Guy Salziger nous a fait pourtant parvenir un texte rédigé par son « conseiller spécial », Bernard Malteste, à paraître prochainement dans la revue des adhérents de l'Acsed. Le discours a changé : « C'est vrai que l'humain n'était pas au centre des préoccupations d'autant que certains prônaient, pour réussir cette transformation indispensable, pour rester dans la cour des grands opérateurs, de "casser les solidarités" et de "manager par le stress". […] Il y a forcément eu des exagérations (mobilités internes forcées, missions d'aucune utilité…) et des comportements à condamner. Mais tout le monde était focalisé sur les résultats et parfois au détriment de l'humain. Tout le monde a eu sa part de responsabilité dans cet engrenage et personne n'a condamné vigoureusement les mauvaises pratiques et les outrances. […] La réduction des frais généraux était un leitmotiv et la transposition des méthodes anglo-saxonnes une panacée. Les "cost-killers" ont été à l'œuvre mais souvent sans nuance. » Ce mea culpa de l'Acsed, association très liée à la direction de France Télécom, pointe bel et bien la faillite totale d'un système. Dont Didier Lombard revendiquait personnellement la responsabilité : « Si la transformation se passe mal, ce sera de ma faute ; si elle se passe bien, ce sera votre réussite », avait-il déclaré le 20 octobre 2006…