Karima Delli (à g.), Marianne Thyssen (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Karima Delli (à g.), Marianne Thyssen (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

L'Union est-elle encore le moteur de la santé au travail ?

par François Desriaux / octobre 2015

Va-t-on vers un abaissement des exigences en santé au travail en Europe afin de favoriser la croissance et l'emploi ? Explications franches entre Marianne Thyssen, commissaire européenne à l'Emploi, et Karima Delli, députée européenne.

Un bilan des 24 directives européennes en santé et sécurité au travail doit être présenté prochainement au comité consultatif pour la santé et la sécurité au travail. Il pourrait, dit-on, préparer un abaissement des exigences concernant la prévention des risques professionnels. Quelle est votre position ? Souhaitez-vous redynamiser la politique santé-sécurité en Europe ?

Marianne Thyssen : Il n'a jamais été question d'abaisser le niveau de protection que les règles européennes offrent aux travailleurs en matière de santé et sécurité. Au contraire, nous voyons que les marchés du travail évoluent très rapidement dans le contexte de la mondialisation et de l'innovation technologique. Nous estimons donc qu'il y a un vrai besoin d'adapter la législation existante pour protéger encore mieux les travailleurs contre les risques d'aujourd'hui et de demain. L'objectif est de garantir et de maintenir le même niveau de protection et, d'ici à 2016, je proposerai des initiatives concrètes. Cela inclura, par exemple, un amendement à nos règles sur les substances cancérogènes et mutagènes en Europe pour élargir la liste de celles pour lesquelles existent des valeurs limites. Chaque année, il y a environ 100 000 cas de décès par cancer lié au travail en Europe. Au-delà de la souffrance humaine qui est inacceptable, le coût économique est énorme. D'où l'importance d'agir.

Karima Delli : Alors que l'Europe est le bouc émissaire préféré des responsables politiques nationaux, elle a longtemps été en avance en matière de protection de la santé et de la sécurité au travail, avec la constitution précoce d'un socle législatif et des projets de directives sur les troubles musculo-squelettiques (TMS) ou la limitation du temps de travail. Alors que nous tentons de nous relever d'une crise sans précédent, le moment est idéal pour jeter les bases d'un projet de société qui allie progrès social et protection de notre environnement. Et pour cela, la question du travail est essentielle ! Sauf que l'Europe est paralysée, le travail semble exclu du débat politique. Et plutôt qu'un nouveau projet de société, on a des annonces qui tombent au compte-gouttes.

La preuve, c'est ce que vient de dire Marianne Thyssen sur les substances cancérogènes : c'est positif, mais cela intervient après dix ans de discussions ! D'ailleurs, pouvez-vous affirmer ici que cet amendement inclura les perturbateurs endocriniens, dont les conséquences sanitaires sont dévastatrices, notamment pour nombre de femmes en les exposant au cancer du sein, avec un coût économique - il dépasse les 150 milliards d'euros - qui est énorme ? Pour le moment, au niveau européen, on ne voit rien venir de concret, et les directives sur les TMS ou sur le temps de travail sont sans cesse remises aux calendes grecques. Sous couvert de régulation plus adaptée, on sent en fait monter en force la tentation de verrouiller l'avenir. C'est exactement l'inverse dont nous avons besoin !

Le cadre stratégique 2014-2020 formulé par la Commission européenne il y a un an pour la santé et la sécurité au travail montre justement une révision à la baisse des ambitions en la matière. Le rapport en cours de rédaction, présenté par le député européen danois Ole Christensen (Alliance progressiste des socialistes et démocrates), peut-il permettre au Parlement européen de combler ces lacunes ?

K. D. :Malgré la bonne volonté manifeste de mon collègue Ole Christensen, je doute que ce rapport permette de rattraper tous les manques constatés dans le cadre stratégique annoncé à l'été 2014 par la Commission. Cette dernière a beau parler partout d'études d'impact avant de réguler le moindre secteur, bizarrement, lorsqu'il s'agit de santé et sécurité au travail, on dirait que la Commission ne dispose d'aucune étude digne de ce nom ! C'est pour le moins surprenant, car l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, l'EU-Osha, basée à Bilbao, produit un travail admirable. Qui peut admettre que, dans sa communication de juin 2014, la Commission n'avait pas à disposition le nombre d'accidents du travail de l'année 2011 ? Comment peut-on s'engager à réduire le nombre d'accidents du travail sans le moindre indicateur ? L'ironie, c'est que lorsqu'il s'agit de mesurer la croissance trimestrielle en Grèce ou ailleurs, on trouve profusion d'études et d'indicateurs. Ce double discours est inquiétant. La fameuse better regulation de la Commission Juncker, c'est en fait la meilleure garantie pour que rien n'avance concrètement, j'en ai peur.

M. T. : Je peux vous assurer que la Commission poursuit un agenda ambitieux pour la sécurité et la santé au travail. Et je veux que l'Union européenne continue de montrer l'exemple dans ce domaine, avec une législation encore plus moderne et efficace et de bonnes pratiques sur le terrain. C'est cela que la Commission Juncker entend par "mieux réguler". Le programme de travail de la Commission pour 2016 le reflétera. Au-delà, nous continuerons à mettre en oeuvre des mesures non législatives en coopération avec l'Agence européenne de Bilbao. D'ailleurs, lors de la présentation du cadre stratégique en 2014, la Commission s'est appuyée sur le travail de l'agence pour démontrer l'amplitude du problème. Chaque année, il y a plus de 4 000 travailleurs qui meurent en raison d'un accident du travail et on dénombre plus de 3 millions de victimes d'un accident du travail entraînant une absence de plus de trois jours. Il s'agit bien de chiffres très concrets que la Commission a rendus publics ! D'ailleurs, l'agence Eurostat publie régulièrement des chiffres sur la santé et la sécurité au travail, auxquels tout citoyen a accès. Sans doute le rapport du Parlement servira-t-il d'inspiration et de source d'idées. Je l'attends avec intérêt.

Cela fait douze ans que la Commission et les partenaires sociaux européens ont admis la nécessité de réviser la directive pour la protection des salariés contre les agents cancérogènes. Considérez-vous qu'il y a urgence à améliorer cette directive, compte tenu des 100 000 morts que vous avez évoqués ?

M. T. : Oui, il y a urgence. La Commission est mobilisée pour présenter une proposition au cours du premier semestre de l'année 2016. Mais heureusement, nous ne partons pas de zéro. Dans le cadre législatif actuellement en vigueur dans l'Union, chaque travailleur est déjà protégé contre les risques liés à l'exposition à des substances dangereuses, indépendamment de l'existence ou non d'une valeur limite d'exposition professionnelle européenne. Les employeurs sont tenus d'appliquer l'intégralité des mesures de prévention et de protection prévues dans la réglementation. Ils doivent en particulier remplacer toute substance cancérogène ou mutagène par une substance non dangereuse, ou moins dangereuse, afin de protéger les travailleurs des risques liés à une exposition. Des dispositions similaires s'appliquent aux substances toxiques.

K. D. :Plus qu'urgence, il y a indécence : durant douze ans, des dizaines de milliers de travailleurs sont morts de cancers contractés au travail, pendant que les politiques se chamaillaient à propos d'un texte de loi censé prévenir les risques en la matière. Il est donc urgent que l'on traite les 50 agents cancérogènes les plus préoccupants, car on n'a plus le temps d'attendre ! Je crains que la proposition de Mme Thyssen ne concerne qu'une poignée de ces agents et qu'on doive attendre 2025, voire 2030, pour que la révision de la directive soit complète.

Cette crainte vaut aussi pour les perturbateurs endocriniens. On sait que la Commission et l'industrie chimique ont activement cherché à ralentir la définition des critères nécessaires à la réglementation des perturbateurs endocriniens. C'est un scandale, car, comme nous l'avons souligné, ces substances ont des conséquences sanitaires dramatiques, notamment pour les femmes, avec un coût financier terrifiant. C'est d'autant plus choquant que, pour ralentir le processus, la Commission a eu recours à de nouvelles études d'impact préalables, afin de "mieux légiférer"...

En décembre 2011, le comité consultatif avait demandé qu'une nouvelle stratégie aborde de façon prioritaire les effets à long terme du travail sur la santé, comme les TMS et les risques psychosociaux. Le Parlement européen s'était exprimé dans le même sens. Aujourd'hui, où en est cette volonté ?

K. D. :On a du mal à voir émerger cette politique. Dans mon rapport voté en 2012, je proposais notamment le développement d'une culture de la prévention et la prise en compte des risques émergents.

Pour qu'une culture du risque se développe, encore faudrait-il qu'on implique les PME. Encore faudrait-il aussi qu'on y mette les moyens, afin de contrôler tous les secteurs du travail, et notamment ceux qui ne sont pas couverts par les politiques de prévention : les sous-traitants, travailleurs détachés et contrats en intérim, qui explosent ces dernières années ! Avec l'affaiblissement du salariat et l'ubérisation1 de l'économie, cela va aller croissant. Mais le silence du politique en général est assourdissant.

C'est pareil pour les nouveaux risques : si on a vu un récent soubresaut du législateur français concernant le stress au travail et le burn-out, cela reste une sorte de terra incognita au niveau européen. Et on fonce tête baissée vers une société ultraconnectée, où l'utilisation des nanotechnologies implique des besoins en formation largement négligés, comme pour l'amiante hier. Le chantier pour la santé et la protection des Européens au travail reste entier.

M. T. : Nous avons évalué la précédente stratégie de l'Union concernant la période 2007-2012 ; il a été conclu qu'il fallait mettre davantage l'accent sur la santé des travailleurs. Dans ce contexte, l'un des grands défis à relever pour la période 2014-2020 sera d'améliorer la prévention des maladies liées au travail en luttant contre les risques nouveaux ou émergents, sans pour autant négliger les risques déjà répertoriés. Plusieurs mesures ont été proposées à cette fin, par exemple favoriser le recensement et l'échange de bonnes pratiques et d'outils concrets, engager des actions de sensibilisation et encourager les mesures de réhabilitation et de réintégration. Ce n'est pas une politique de silence ! Je le répète, je suis convaincue du besoin de mettre à jour la législation existante pour protéger les travailleurs contre de nouveaux risques et s'adapter aux évolutions du marché du travail, et je le ferai. Mais il ne faut pas oublier que l'Europe est reconnue dans le monde entier comme un modèle à suivre par tous ceux qui veulent créer des milieux de travail sains et sûrs, afin d'améliorer la qualité de l'emploi au profit des travailleurs ainsi que des entreprises.

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    Phénomène commercial lié à l'économie digitale.