La médecine industrielle, fruit de la loi de 1898

par Nathalie Crochepeyre ingénieure d'études au Centre d'histoire judiciaire (CHJ) et membre de l'Equipe de recherches en droit social (université de Lille droit et santé) / juillet 2016

La loi de 1898 relative aux accidents du travail organise pour la première fois un suivi médical des victimes. Acteurs clés du contentieux sur l'indemnisation, les médecins vont conjuguer leur mission curative et la défense de leurs propres intérêts.

La loi du 9 avril 1898, concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail [...], a eu, dans le monde médical, une répercussion profonde. La législation sur le travail, en se développant chaque jour, fait de plus en plus une large place au médecin." Un constat, dressé en 1911 par le Dr Laffont1, que corroborent les articles de la Revue de médecine légale, mensuel paru entre 1893 et 1914. A la lecture de cette publication, il apparaît de fait que les praticiens, conduits à exercer cette médecine "industrielle" qui s'intéresse aux traumatismes consécutifs aux accidents du travail, vont être au coeur des contentieux qui en découlent. Conséquence inattendue de la loi de 1898, puisque l'imputabilité de l'accident à l'employeur et l'automaticité de l'indemnisation prévues par le texte devaient réduire le nombre d'actions en justice (voir "Repères").

Une affaire d'experts

En cette fin de XIXe siècle, les docteurs en médecine pratiquent encore tous les actes couverts par la discipline, y compris la médecine légale, qui, à la faveur de la loi de 1898, va s'émanciper pour devenir une spécialité. Amené à soigner les victimes, le médecin est très souvent requis par le juge pour justifier son traitement ou pour déterminer les causes exactes de la blessure et ses conséquences. La loi, en effet, loin de tarir le contentieux de l'accident du travail, l'a déplacé. Il ne s'agit plus, désormais, de rechercher la faute commise par l'une ou l'autre des parties, mais d'être certain du caractère accidentel de la lésion, de son lien avec le travail et de sa gravité, et donc de savoir si les réparations associées sont dues. L'état de santé de la victime devient l'objet principal du procès. Face à face, employeur et ouvrier s'opposent par médecins interposés. L'issue du litige et, par conséquent, le montant et la durée de l'indemnisation reposent en grande partie sur le rapport du médecin "expert" appelé à les départager, même si le juge reste libre de sa décision. Le volume du contentieux conduit un certain nombre de praticiens à fréquenter plus assidûment les prétoires et à se "professionnaliser" dans un domaine qui exige rigueur scientifique et juridique. Cette technicité sera reconnue en juin 1903 au travers d'un diplôme : la médecine légale en tant que spécialité est née et la médecine des accidents du travail en sera une composante. Mais cette médecine industrielle continuera d'être exercée par des praticiens non diplômés, car elle ne se limite pas à l'expertise médico-légale.

Repères

La loi du 9 avril 1898 relative aux accidents du travail instaure une indemnisation automatique de la victime, dès lors que l'accident occasionne un arrêt de travail de plus de quatre jours, certifié par un médecin. En plus du maintien partiel du salaire durant l'arrêt, l'employeur doit payer les soins nécessaires au rétablissement de son ouvrier. Contrepartie de l'imputabilité de l'accident à l'employeur, le principe de la réparation forfaitaire (et non intégrale) des préjudices dessine encore les contours de l'actuel régime d'indemnisation des risques professionnels.

Industrielle, cette médecine l'est par l'origine des pathologies de ses patients, des ouvriers blessés au cours de leur travail. Toutefois, l'homme de l'art n'appréhende cet environnement, assez nouveau pour lui, que de façon indirecte. A l'exception de certains secteurs, comme les mines, le médecin n'est pas attaché à une industrie. Il examine les victimes à son cabinet ou à domicile. Appelé quelquefois sur place, il procure les premiers soins dans l'atelier ou y mène son enquête en tant qu'expert, ce qui, dans certains cas, l'amène à émettre des recommandations sur des aménagements de poste facilitant la reprise du travail, mais quasiment jamais en matière de prévention.

Justifier une minoration de l'indemnisation

L'accident est, en effet, rarement envisagé comme un risque professionnel résultant de conditions de travail dangereuses. Pour une grande partie du corps médical, encouragé en cela par les employeurs, il est dû au mauvais état de santé de l'ouvrier : à sa faiblesse physique qui le rend sujet aux accidents, à son "inclinaison" pour l'alcool qui a fini par le miner tout en le conduisant à l'imprudence... Sans compter que son mauvais esprit peut le pousser à simuler... Face à cette population ouvrière affaiblie, diminuée, des médecins suggèrent de mettre en place des visites médicales d'embauche visant à identifier et écarter les sujets les plus faibles, pour réduire le risque d'accident. A défaut, ils estiment légitime de s'enquérir, lorsque l'accident est survenu, de l'"état antérieur" de la victime, car "le médecin doit toujours indiquer les causes qui ont pu aggraver les conséquences des blessures"1 . En mettant en évidence un état tuberculeux préexistant, un penchant pour l'alcool, ils peuvent justifier une minoration de l'indemnisation : la mauvaise santé de la victime ne doit pas être supportée financièrement par l'employeur, selon eux. Seul doit être indemnisé le préjudice physique directement lié à l'accident.

Au-delà de cette réparation financière, l'objectif est aussi de "réparer" le corps meurtri du blessé et de reconstruire sa capacité productive pour qu'il reprenne, rapidement, son travail. Avec la loi de 1898, l'ouvrier peut enfin choisir un professionnel et être traité et suivi par lui jusqu'à son rétablissement. Jusqu'alors, il s'en remettait plutôt à des rebouteux ou au médecin imposé par la société de secours mutuels à laquelle il pouvait adhérer. Il peut à présent se faire soigner par le praticien de son choix, et les frais seront couverts par l'employeur. Dans une certaine limite, toutefois. "Limite insuffisante", clament les jeunes syndicats de médecins, car la rémunération retenue par le législateur s'appuie sur le barème de l'assistance médicale gratuite, instaurée en 1893 en faveur des indigents. Or, soulignent-ils, l'ouvrier blessé n'est pas un indigent, puisque c'est son patron qui finance les soins. L'argument, entendu par les parlementaires, aboutit en 1905 à la mise en place d'un tarif "spécial accidents du travail", le tarif Dubief, supérieur à celui de l'assistance médicale gratuite.

Néanmoins, le droit pour l'ouvrier de choisir son médecin se heurte fréquemment à celui, ouvert à l'employeur, de confier à un autre homme de l'art, souvent recommandé par son assureur, le contrôle des soins mis en oeuvre par son confrère, et donc ses honoraires. Le juge et l'expert peuvent, là encore, être requis pour départager les praticiens. Tour à tour sont critiqués le traitement ou la durée de l'arrêt, les pressions que le médecin a pu faire sur la victime, quand ce ne sont pas ses pratiques supposées frauduleuses. Ces litiges relèguent au second plan la santé de l'accidenté, voire la font disparaître derrière les intérêts de la profession médicale, de l'assureur et/ou de l'employeur.

Un savoir médical qui se rationnalise

Pourtant, le volume des accidents rendus visibles par la loi ainsi que les modalités de réparation multiplient les occasions d'observer une pathologie et son évolution, ses traitements possibles et leurs conséquences. En ce tournant de siècle baigné de scientisme, qui fait la part belle aux savants et à leurs découvertes ou expériences, le savoir médical progresse et se rationnalise, notamment grâce à la médecine industrielle. Avec le suivi des victimes imposé par la loi, le praticien expérimente plus couramment de nouvelles techniques comme la radiographie ou l'électrodiagnostic, appréhende mieux le traumatisme et prescrit des traitements plus appropriés.

L'accidenté a pu tirer profit de ce foisonnement scientifique. Mais, à travers la lecture de la Revue de médecine légale, il semble que souvent l'amélioration de son état de santé soit passée après la défense des intérêts de la profession. Le rattachement de la médecine industrielle à la médecine légale va, quant à lui, éloigner pour un temps le médecin des préoccupations de prévention.

  • 1

    Du rôle du médecin dans les accidents du travail, par M. Laffont, Ch. Dirion éd., 1911.

En savoir plus
  • Le médecin face à la loi sur les accidents du travail du 9 avril 1898. Enjeux et pratiques à la lumière de la Revue de médecine légale, 1893-1914, par Nathalie Crochepeyre, mémoire de master 2 recherche en droit social, université de Lille, 2013.

  • "Qui fixe le tarif des corps ? La difficile mise en pratique de la loi de 1898 à la mine (Nord-Pas-de-Calais, premier XXe siècle)", par Judith Rainhorn, Revue du Nord, hors-série n° 35 (à paraître fin 2016).

  • "La casuistique judiciaire et médico-légale à l'épreuve de l'égalité réelle dans le contentieux des accidents du travail (Belle Epoque)", par Olivier Tholozan, Revue du Nord, hors-série n° 35 (à paraître fin 2016).