© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Le compte pénibilité, installé mais menacé

par Michel Delberghe / janvier 2017

Il faut sauver le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) ! Face aux menaces pesant sur son existence, le rapport Bras-Pilliard-Bonnand met l'accent sur le rôle préventif du dispositif, alors que plus de 500 000 comptes ont été ouverts.

Le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) parviendra-t-il à s'imposer malgré les résistances du Medef et les menaces de suppression agitées par les candidats à la présidentielle de 2017, lors de la primaire de la droite et du centre ? Inscrite dans la réforme des retraites de 2013 et entrée en application partielle depuis le 1er janvier 2015, cette mesure continue de susciter doutes et interrogations. Pourtant, un peu plus de 512 000 comptes ont été ouverts dans 25 820 entreprises au cours de la première année de mise en oeuvre, sur la base de quatre facteurs de risque - le travail de nuit, en équipes successives alternantes, répétitif et, enfin, en milieu hyperbare - parmi les dix retenus par la loi. Selon le bilan statistique établi par la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), le dispositif, sous cette forme, concerne déjà 2,3 % des effectifs du secteur privé. Près de la moitié des grandes entreprises ont rempli leur déclaration, tandis que le taux de réponse dans les TPE de moins de 10 salariés atteint à peine 0,4 %. Sans surprise, le travail de nuit reste le principal facteur de pénibilité : il représente près de 242 000 déclarations, à 75 % des hommes, essentiellement de plus de 40 ans.

La prochaine échéance test est fixée au 31 janvier. A cette date, les entreprises auront dû faire remonter les informations sur l'exposition de leurs salariés aux six autres facteurs de pénibilité devant être signalés depuis le 1er juillet dernier : les manutentions manuelles de charges, les postures pénibles, les vibrations mécaniques, les agents chimiques dangereux, les températures extrêmes et le bruit.

Loin du compte

A quelques semaines de l'échéance, seules cinq branches professionnelles - les distributeurs grossistes en boissons, les poissonniers-écaillers, le commerce de gros, le négoce de bois et de matériaux de construction, la location et la maintenance de matériels agricoles et de travaux publics - avaient élaboré les référentiels agréés nécessaires à l'ouverture des comptes. Une avancée pour 265 000 salariés, mais le total reste loin du compte.

"Le C3P existe, il faut s'en saisir et le faire vivre", proclame Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT. Selon lui, 1,3 million de salariés devraient bénéficier du dispositif dès le 31 janvier, sur les 2,3 millions potentiellement concernés, d'après une estimation de la Cnav1 . La CFDT accuse le Medef de bloquer les référentiels déjà prêts dans certaines branches, notamment la plasturgie et la métallurgie.

De fait, les dirigeants patronaux restent vent debout et ne cessent de fustiger "le passage en force d'un dispositif inapplicable, complexe et coûteux". "Face à une impasse opérationnelle, on laisse les entreprises dans un vide juridique", accuse le Medef, pour qui "la rédaction de référentiels mal conçus et inadaptés pourrait être à l'origine de contentieux répétés". De son côté, Hervé Garnier juge que "les entreprises ont délibérément choisi leur propre protection juridique au détriment de celle des salariés". Prendront-elles le risque de se placer "hors la loi" - pour reprendre l'expression de la ministre du Travail, Myriam El Khomri - en ne respectant pas leurs obligations fixées au 31 janvier ?

"Exigence de prévention"

En janvier 2016, Pierre-Louis Bras, président du Conseil d'orientation des retraites (COR), Gaby Bonnand, ancien secrétaire national de la CFDT, et Jean-François Pilliard, ex-responsable des questions sociales au Medef, s'étaient vu confier par le Premier ministre une mission "destinée à suivre et évaluer l'insertion du compte pénibilité dans notre système de protection sociale et plus particulièrement au sein des dispositifs de sortie précoce des seniors du marché du travail. Publiée en novembre, la première partie de leur rapport (voir "Sur le Net") pourrait contribuer à désamorcer les polémiques. D'emblée, les trois auteurs affirment que "réduire la pénibilité, c'est améliorer la santé des salariés et c'est cela qui justifie les efforts consentis en ce sens". En deuxième lieu, ils considèrent qu'il convient "de ne pas opposer cet objectif et celui de l'efficacité économique, préserver la santé des salariés est un facteur de performance des entreprises". Et de poursuivre : "L'objectif premier du C3P n'est pas la compensation mais la diminution des conditions de travail pénibles. La démarche de réparation est seconde par rapport à l'exigence de prévention ; il ne s'agit pas en la compensant de s'accommoder de la pénibilité [...]. La vraie réussite du C3P serait son extinction, faute de bénéficiaires, du fait de l'efficacité des politiques de prévention développées."

Le rapport suggère que le C3P soit d'abord, pour les entreprises, une occasion "de s'interroger sur les facteurs de pénibilité auxquels sont soumis les salariés et de réfléchir aux situations pour réduire les expositions". Une démarche qui, de fait, rejoint le premier objectif du 3e plan santé au travail (PST3, 2016-2020), à savoir "le développement de la prévention primaire". Le rapport fournit également des pistes concernant la mise en oeuvre du volet formation du C3P, qui, selon les auteurs, correspond à 42 millions d'heures, uniquement pour l'année 2015.

S'ils admettent quelques avancées, les chefs d'entreprise ne cachent pas leur déception de ne pas avoir obtenu de profondes simplifications du dispositif. "La mission a eu lieu en grande partie durant le conflit de la loi travail, indique Jean-François Pilliard. Cela n'a pas facilité les avancées, qui auraient été perçues comme un lâchage."

Le Medef continue de critiquer l'adoption de seuils de référence. L'organisation patronale met en avant le fait que les seuils vont inciter les entreprises à prévenir les risques a minima pour échapper aux cotisations prévues en cas de dépassement des normes. Selon Jean-François Pilliard, pour montrer l'effet préventif du dispositif, "une communication objective du gouvernement serait d'afficher la diminution régulière du nombre de salariés exposés".

Vers "un enterrement de première classe" ?

"En mettant l'accent sur la prévention, le rapport élude la question de la réparation, regrette Eric Aubin, secrétaire national de la CGT. C'est pourtant ce qu'attendent les salariés. Il ne suffit pas de compenser mais bien de réparer les dommages de la pénibilité, notamment par des départs anticipés." Pour ce qui relève du financement"on est loin du compte, avec un taux de cotisation trop faible", estime-t-il. Alors que la seconde partie du rapport de la mission, qui sera consacrée au volet réparation, a été différée au printemps, en pleine campagne présidentielle, faut-il craindre, comme Hervé Garnier, "un enterrement de première classe du C3P" ?

"Il est impossible d'envisager le report de l'âge légal de départ à la retraite sans évoquer la pénibilité, qui est au coeur des dispositifs de sortie précoce du marché du travail prévient Gaby Bonnand. Convaincu lui aussi que cet allongement ne saurait être envisagé sans une réflexion sur la compensation de la pénibilité, Jean-François Pilliard reste perplexe : "Est-il possible d'abroger une loi qui confère des droits déjà acquis aux salariés ?"

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    Premières données statistiques relatives aux déclarations d'exposition à la pénibilité au titre de 2015, par Emmanuelle Hirschhorn (directrice Pénibilité à la Cnav), note pour le Conseil d'orientation des retraites.

En savoir plus
  • Le rapport Améliorer la santé au travail : l'apport du dispositif pénibilité, par Gaby Bonnand, Pierre-Louis Bras et Jean-François Pilliard, est téléchargeable sur www.gouvernement.fr