Les praticiens hospitaliers fatigués de jouer les héros
Les praticiens hospitaliers l'ont crié dans la rue à l'automne : ils sont à bout ! Horaires à rallonge, surcharge de travail, pressions administratives : autant de risques pour leur santé... donc pour celle de leurs patients. A quand le remède ?
Fusions et restructurations des établissements, suppressions de postes et surcharge de travail dans les services, pressions administratives et injonctions financières des directions : les praticiens hospitaliers (PH) seraient-ils au bord de la rupture ? La tension monte dans les unités exposées à la dégradation des conditions de travail et à ses répercussions sur la qualité des soins. En octobre, un préavis de grève avait été déposé par plusieurs syndicats pour dénoncer les conséquences de la loi "Hôpital, patients, santé et territoires" (HPST) du 21 juillet 2009 sur la place des médecins dans la gestion des centres hospitaliers. Un mois plus tard, les internes prenaient le relais pour s'inquiéter du retard pris dans l'application de la directive européenne limitant à 48 heures la durée de travail hebdomadaire, avec un repos de sécurité après chaque garde ; force était de constater que le décret de transposition de novembre 2013 était trop peu suivi d'effet. Toujours sur le temps de travail, coup de colère également de l'Association des médecins urgentistes de France (Amuf) et des praticiens CGT des urgences, avec un appel à la grève à la fin de l'année.
Des troubles du sommeil aux tendances suicidaires
A l'occasion de discussions avec le ministère de la Santé pour tenter d'obtenir - sans succès - la reconnaissance de la pénibilité au travail, cinq organisations de praticiens ont livré un diagnostic inquiétant. Dans une enquête à laquelle 4 000 PH ont répondu, ces derniers expriment un ressenti proche de l'exaspération. Un médecin sur deux déclare subir les contraintes d'"horaires à rallonge", avec des gardes et astreintes de nuit. Surtout, 20 % signalent des troubles provoqués par le stress physique, psychique et relationnel. Cet état d'anxiété, proche du "burn-out", est amplifié par la baisse des effectifs, les "lourdeurs administratives" et, pour quelques-uns, par "l'agressivité et la violence des patients et des familles"
Praticien au centre hospitalier universitaire de Caen, Max-André Doppia est à l'origine de l'observatoire de la souffrance au travail créé par le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargis (SNPhar-e), dont il est secrétaire général adjoint. Il s'inquiète du nombre croissant d'états anxiodépressifs, de troubles du sommeil, voire de tendances suicidaires enregistrés par l'observatoire. Ces PH en difficulté invoquent le harcèlement moral (8 %), le dialogue impossible (7 %), l'arbitraire de la gouvernance (7 %) ou encore la désorganisation chronique. "Les médecins hospitaliers ont perdu l'autonomie qui était la contrepartie de leur surcharge de travail, commente le Dr Doppia. Ils ont le sentiment de ne plus disposer de marges de manoeuvre. Ils doivent se plier à des normes auxquelles ils se sentent étrangers et aux injonctions des "managers de la santé" que sont devenus les directeurs d'hôpitaux."
Deux événements dramatiques illustrent les risques liés à cette situation. Le 16 mars 2014, une anesthésiste se donnait la mort dans les locaux de l'hôpital de Châteauroux (Indre). La semaine précédente, elle avait cumulé 78 heures de travail, avec deux gardes de nuit, selon un rythme imposé par la réorganisation de l'unité de chirurgie. L'Inspection du travail a dressé un constat implacable des conséquences d'un réaménagement à marche forcée mis en oeuvre sans expertise préalable. Le rapport transmis au procureur de la République pointe en effet "la pression exercée par la chirurgie avec le soutien de la direction afin de développer la patientèle et les revenus du bloc", et ce, dans un contexte de "sous-effectif des anesthésistes". Des éléments accablants qui, pour l'Inspection du travail, justifient les qualifications retenues d'homicide involontaire et de mise en danger de la vie d'autrui. Plus récemment, en septembre, à la maternité publique d'Orthez (Pyrénées-Atlantiques), une jeune femme est décédée lors d'une césarienne à la suite d'une erreur commise par une anesthésiste sous l'emprise de l'alcool, selon les résultats de l'enquête. Elle avait été détachée le jour même auprès de la maternité par une clinique privée qui l'avait engagée pour un contrat de courte durée.
Des salariés comme les autres ?
Les changements intervenus récemment dans le financement de l'hôpital concentrent l'essentiel des rancoeurs. La tarification à l'activité (T2A) a "exacerbé la concurrence et introduit la dérégulation par l'appel à des intérimaires mieux payés pour compenser la pénurie de praticiens", déplore Yves Rébufat, président du SNPhar-e et l'un des dirigeants de l'intersyndicale Avenir hospitalier. Urgentiste, responsable du syndicat des médecins FO, Olivier Varnet dénonce lui aussi une logique qui consiste à "produire de plus en plus d'actes sur la base de normes érigées en objectifs prioritaires, avec des effectifs en baisse. Cela ne laisse plus guère de place à la réflexion autour du malade".
"Les médecins découvrent qu'ils sont des salariés comme les autres, des cadres soumis aux mêmes problématiques : les horaires, la pénibilité, le harcèlement moral", observe Christophe Prudhomme, responsable du collectif des médecins de la CGT. Confrontés le plus souvent à l'absence de médecins du travail à l'hôpital, les praticiens en souffrance se retrouvent isolés, avec, pour seul recours, les appels à l'aide via des cellules d'écoute, des numéros verts ou encore les sites spécialisés mis en place par les organisations syndicales.
Des salariés comme les autres ? Pas tout à fait, en réalité. "Les médecins ont été formatés en "superhéros", ils ont appris à tout endurer au cours de leurs études, n'ont pas été encouragés à travailler en collectif, relève Véronique Ghadi, chef de projet à la Haute Autorité de santé (HAS). Reconnaître qu'ils sont confrontés aux mêmes difficultés que les autres reste un tabou. Mais l'approche par la souffrance est une impasse." Chargée, avec l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), d'un programme sur la qualité de vie au travail à l'hôpital, elle note que "les changements survenus ont été imposés sans que l'on parle du travail, de l'organisation des collectifs et sans qu'aient été prévus des espaces de discussion pour échanger". Faut-il voir là une des raisons de la difficulté à associer les praticiens dans une démarche "pluriprofessionnelle" ? "L'approche par la prévention des risques psychosociaux reste limitée pour opérer les changements structurels attendus, assure Véronique Ghadi. Il s'agit d'engager la réflexion sous l'angle de la qualité de vie au travail, qui à terme devrait aussi permettre de réduire les risques psychosociaux." La HAS expérimente un programme d'amélioration continue du travail en équipe, associant l'ensemble des personnels d'un service ou d'un pôle, afin d'éviter la part d'événements indésirables graves. Ce qui donne lieu à des initiatives encore isolées, mais qui ont vocation à se généraliser.
Pour une juste place au sein des CHSCT
Pour les syndicats, associer les médecins, c'est également leur reconnaître une juste place au sein des instances représentatives du personnel, notamment des CHSCT. Une place que la loi Bachelot a minimisée en limitant leur présence au seul représentant de la commission médicale d'établissement, nommé ou désigné par le directeur. Pour Christophe Prudhomme, "la multiplication des cas de harcèlement impose que cette réalité soit prise en compte par les CHSCT ; or les représentants des médecins en sont exclus". Quant au Dr Doppia, il estime "anormal que les PH soient les seuls salariés des établissements qui n'aient pas la possibilité de s'exprimer sur leurs conditions de travail".