Quand Orange sous-traite le risque radioactif

par Clotilde de Gastines / janvier 2016

Trois ans après nos révélations sur l'existence d'un risque radioactif lié aux parasurtenseurs sur les lignes téléphoniques, Orange lance son plan de retrait de ces ampoules de verre. En confiant cette mission à risque à des sous-traitants.

C'est parti ! Orange a lancé son plan de retrait national des parasurtenseurs radioactifs, ces ampoules de verre à radionucléides protégeant les lignes téléphoniques des surtensions1 . Mais en choisissant de recourir à la sous-traitance, l'opérateur va externaliser le risque d'exposition aux rayonnements ionisants qui y est associé.

La mise en oeuvre du retrait des parafoudres se fera sous l'oeil de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). "Les modalités ont été définies conjointement suite à l'expérimentation des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail [CHSCT] de l'unité d'intervention [UI] Auvergne", assure Orange, qui verrouille la communication sur le dossier2

De fortes exigences de productivité

Ce plan est en principe très cadré, mais les représentants du personnel, comme Franck Refouvelet, mobilisé depuis près de dix ans sur l'affaire, s'inquiètent. Et pour cause : Orange a décidé de confier le démantèlement aux sociétés qui expertisent le parc de poteaux téléphoniques. Le risque d'exposition va peser sur ces entreprises soumises à de fortes exigences de productivité et qui interviennent désormais sur 70 % du territoire. Leur périmètre, qu'Orange appelle "zones blanches", s'étend au fur et à mesure des départs en retraite ou à temps partiel des anciens agents France Télécom.

Comment s'assurer que les différents intervenants de la longue chaîne de sous-traitance seront bien informés et bien équipés et qu'ils respecteront les règles de radioprotection des travailleurs ? "C'était le dossier à garder en interne ! On est certain que ça va provoquer des expositions dues à la surcharge de travail chez les sous-traitants", déclare Yves Colombat. Avec les syndicalistes volontaires de la mission "parafoudres", cet ancien dessinateur, élu CGT, a écumé toutes les installations téléphoniques d'Auvergne et récolté plus de 70 000 composants radioactifs. Dans cette région pilote, "tout est sous contrôle, le retrait sera fini dans deux ans". Des agents dédiés procèdent avec un équipement de protection spécifique (gants, masque), un dispositif de suivi dosimétrique comprenant une bague et un dosimètre de poitrine trimestriel, ainsi qu'un détecteur de rayonnements ionisants.

Sur chaque poteau, la manipulation prend au moins une demi-heure, même pour quelqu'un d'aguerri. Il faut identifier les parafoudres à l'oeil ou au grésillement du radiamètre, les décompter, les trier et les placer dans des boîtes métalliques pour éviter qu'ils ne cassent et que le gaz radioactif ne s'en échappe, puis remplir deux fiches : identification et transport. En décembre dernier, il a fallu deux jours et demi pour collecter 758 parafoudres radioactifs, dont 5 au radium 226, dans 20 boîtes du secteur de Bézenet (Allier).

Informer les jeunes contractuels

Ces modalités de démantèlement sont consignées dans l'autorisation que l'ASN a délivrée à Orange le 11 septembre dernier pour cinq ans renouvelables. Il en faudra huit pour traiter les boîtes de protection accrochées sur les millions de poteaux et trois pour les milliers de répartiteurs des centraux téléphoniques.

"Le démarrage effectif se fait au fur et à mesure de la présentation du plan dans les CHSCT", indique Orange, qui refuse de répondre à davantage de questions concernant ses obligations de donneur d'ordres. Dans les UI, la prévention des risques se fera donc selon la sensibilité des directions au principe de précaution, l'implication du CHSCT et l'intelligence du préventeur ou de la personne compétente en radioprotection.

Repères

En avril dernier, une expertise CHSCT du cabinet Secafi (voir "Risque radioactif confirmé pour les lignards de France Télécom", sur www.sante-et-travail.fr) a confirmé que les agents des lignes téléphoniques avaient bien été exposés à des rayonnements ionisants significatifs, dont les doses mêlées à un cocktail d'expositions à base d'amiante et de métaux lourds ont provoqué des cancers en surnombre.

A Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), le catalogue des 38 parafoudres radioactifs est désormais affiché dans la salle de départ, pour rappeler le risque aux anciens, et surtout informer les jeunes contractuels d'Orange. Mais, pour le moment, contrairement aux recommandations des CHSCT auvergnats présentées fin novembre en comité national d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CNHSCT), "il n'est pas prévu de doter les opérateurs d'appareils de mesure de type Geiger ni de dosimétrie individuelle, signale Yves Colombat. Le kit d'intervention ne comprend pas de masque, alors que celui-ci est indispensable lors de la manipulation des parafoudres à ampoules de verre, très fragiles. Si l'ampoule casse lors de la dépose, des débris de verre contaminé risquent d'être ingérés ou inhalés par l'opérateur, notamment s'il travaille en contrebas de la boîte de protection".

Sophie Fournet, responsable du dossier parafoudres pour l'ASN, est pourtant catégorique sur le sujet : "Si l'on constate lors d'une inspection que la radioprotection des travailleurs, qu'ils soient salariés d'Orange ou sous-traitants, est mise en cause, on peut retirer l'autorisation."

Miser sur les plans de prévention

Les représentants du personnel d'Orange misent sur les plans de prévention des risques pour sensibiliser les sous-traitants. Les membres du CHSCT de l'entreprise donneuse d'ordres peuvent assister à la réunion de chantier préalable qui a lieu lors de la présentation du cahier des charges aux sous-traitants. A condition de se sentir concernés, comme Jean-Pierre Hippias, chargé de sécurité sur un très gros site marseillais, "ils pourront faire des remarques sur les conditions d'exécution du retrait, réclamer des dosimètres et des radiamètres pour savoir si le boîtier ou le véhicule est contaminé". Le problème majeur soulevé par Yves Le Dain, du CHSCT de l'Hérault, est que, "en l'absence d'instances représentatives du personnel dans ces sociétés, on va s'adresser aux patrons des sous-traitants". Il tient à ajouter que, selon les données du dernier bilan social d'Orange, l'accidentologie est en hausse dans les entreprises extérieures, "preuve qu'on a malheureusement réussi à externaliser le risque". Une des solutions est de s'implanter syndicalement chez les sous-traitants, explique Bruno Gagne, secrétaire général de l'union départementale CGT de l'Hérault. "On y travaille en ce moment", informe-t-il

Etant donné qu'en interne le risque ionisant est minimisé, certains redoutent que les exécutants reçoivent une information tronquée. "En région, Orange choisit des cotraitants qui ont recours à d'autres sous-traitants en cascade, avec en bout de file des autoentrepreneurs", décrit Jean-Pierre Hippias. Chez Artec, sous-traitant historique de France Télécom-Orange, le directeur adjoint, Sébastien Mailhat, refuse de confirmer si ses équipes chargées de la maintenance des poteaux en Languedoc-Roussillon participeront ou non au démantèlement des parafoudres. Il évoque la "clause de confidentialité" qui le lie à l'opérateur. "On ne sait même pas si on a déjà vu ces éléments sur le réseau", finit-il par lâcher, précisant que son entreprise exerce toutes ses activités dans le strict respect des obligations de sécurité. Quant à l'entreprise Constructel, qui embauche des travailleurs détachés portugais, elle n'a pas répondu à nos demandes. Cette société a remporté l'appel d'offres sur les poteaux pour la Bretagne. Au cours des années 2000, son nom avait été cité dans plusieurs affaires d'entorses au Code du travail et de malfaçons dans le remplacement de poteaux, qui avaient été sciés au lieu d'être enfouis à une profondeur réglementaire...

"Conditions drastiques"

Cette année, Orange a réorganisé ses filières de sous-traitance et imposé des "conditions économiques drastiques" sans réellement se soucier des "éléments opérationnels", déplore Jean-Luc Toussaint, président de l'Action de coordination nationale des entreprises de télécommunications (Acnet), qui regroupe des sociétés privées prestataires du secteur, dont quasiment tous les sous-traitants de l'opérateur. De ce fait, "les entreprises de rang 2 connaissent des difficultés de trésorerie les empêchant de mettre en place les éléments nécessaires au respect des décrets en vigueur concernant la sécurité3 poursuit-il. Ce syndicat patronal a donc choisi de "travailler étroitement" avec un organisme spécialisé sur les questions d'hygiène et de sécurité - en l'occurrence l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) - et de créer un observatoire.

D'autres inquiétudes ont été soulevées en CNHSCT fin novembre, et ce, en l'absence des responsables du dossier, entre autres le responsable national de la prévention et le chef du projet de dépose national...

Manque de sérieux

A la SNCF aussi ?
Clotilde de Gastines

Suite à des témoignages récurrents d'agents de la SNCF, les syndicalistes de la mission " parafoudres " du CHSCT de l'unité d'intervention Auvergne d'Orange ont mené des " excursions " sur les voies de chemin de fer désaffectées du Cantal et de l'Allier. Et ils ont fait plusieurs trouvailles. Sur la ligne Aurillac-Bort-les-Orgues, près de l'ancienne gare SNCF de Loupiac, Franck Refouvelet, membre du CHSCT auvergnat et véritable expert du sujet, a découvert un coffret non sécurisé avec 12 parafoudres radioactifs. Et d'autres encore sur des passages à niveau à Drugeac, ainsi que sur l'ancienne ligne Montluçon-Moulins. A Anglards-de-Salers, où la voie ferrée a été transformée en piste cyclable, une ancienne guérite abandonnée en fibrociment amianté, ouverte à tous les vents, présente des supports de parafoudres vides.

Ces découvertes ne sont pas étonnantes, car la SNCF a longtemps disposé de son propre réseau téléphonique, installé le long des voies ferrées. Aujourd'hui encore, des opérateurs de téléphonie sont chargés de la surveillance, de l'entretien et de la modernisation des installations de téléphonie ferroviaire entre les gares et avec les trains. Plusieurs personnes rencontrées par Eric Vinguier (CGT) en Languedoc-Roussillon assurent travailler avec une nouvelle génération de parasurtenseurs. " Le réseau a été très vite modernisé en filaire souterrain, puis en fibre par l'intervention d'un tas de sociétés ", explique-t-il, mais il peut rester des parafoudres radioactifs sur le réseau désaffecté.

Mobiliser les CHSCT. Pour y voir plus clair, Bernard Bouché, de l'union syndicale Solidaires, s'est emparé du sujet. Il projette d'interroger les agents travaillant sur des petites lignes, désaffectées ou non, de se renseigner auprès des retraités qui ont pu manipuler ces parafoudres radioactifs dans les années 1970 et, enfin, de recenser les cas de cancers qui paraîtraient atypiques chez les anciens opérateurs de téléphonie. Sud-Rail prévoit de mobiliser les CHSCT et interrogera la direction à l'issue de cette phase d'enquête.

Si la SNCF a détenu ces sources radioactives, elle n'a " jamais " demandé l'autorisation de détention à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), pourtant obligatoire depuis 2002, affirme Sophie Fournet, responsable du dossier " parafoudres " à l'ASN. De son côté, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a été sollicitée pour la collecte de plaques de signalisation, mais pas pour celle de ces parafoudres. Reste à savoir si ces derniers ont été jetés comme de simples déchets lors de la modernisation des lignes et à qui il appartient aujourd'hui de les retirer des lignes désaffectées.

Enfin, selon nos informations, il semble qu'à Météo France, des démarches aient été entreprises auprès de l'Andra pour évacuer des parafoudres radioactifs au tritium.

En principe, la mise à jour du catalogue de parafoudres radioactifs devrait être automatique en cas de découverte de nouveaux modèles émettant des rayonnements ionisants. L'ASN demandera des compléments si, lors de l'inspection, elle trouve des parafoudres radioactifs qui n'y ont pas été ajoutés. "Orange n'a pas a priori à les détenir", précise Sophie Fournet. C'est le cas de 17 parafoudres suspects envoyés pour analyse en 2013 ! Le laboratoire IPHC de Strasbourg trouve du radium 226 dans l'un d'entre eux, alors qu'une note Orange annonce du tritium, moins dangereux... Ce manque de sérieux dans les méthodes d'identification peut être préjudiciable au vu des règles de transport et de tri, qui sont un vrai casse-tête.

Un seul lieu d'entreposage est prévu par région, alors que l'UI Auvergne en compte onze. Selon Yves Colombat, "pour les parafoudres contenant du radium 226, c'est une ineptie". Il est possible de transporter au maximum trois parafoudres C19, dix C14, cent M01, sinon le chargement dépasse les seuils d'exposition prévus dans le Code de santé publique, une infraction aux yeux de l'ASN. "Cela va entraîner un risque de multiplication des lieux de stockage sauvages, ou bien un risque d'exposition des salariés s'ils ne respectent pas le nombre de parafoudres transportables", craint l'élu CGT.

  • 1

    Voir "France Télécom : un risque radioactif occulté", Santé & Travail n° 81, janvier 2013, et "Vers un suivi du risque radioactif à France Télécom", Santé & Travail n° 91, juillet 2015.

  • 2

    En refusant de répondre à de nombreuses questions.

  • 3

    Décret n° 2004-924 relatif à l'utilisation des équipements de travail mis à disposition pour des travaux temporaires en hauteur ; déclarations de projet de travaux (DT) et d'intention de commencement de travaux (DICT) ; amiante...