Santé bradée dans la grande distribution

par Elsa Fayner / avril 2015

Réorganisations au pas de charge, flux tendu, pression temporelle, polyvalence... La grande distribution impose à ses salariés de nouvelles contraintes. Si elle espère ainsi faire face à la concurrence, c'est au prix de la santé des personnels.

En lisant les réponses au questionnaire qu'elle avait fait circuler pour sa thèse d'ergonomie, Adeline Van Droogenbroeck a eu une surprise. Dans les hypermarchés de l'enseigne qui l'accueillait, elle a découvert un rayon délaissé, un rayon ignoré, celui du bazar. On y trouve de tout : barbecues l'été, guirlandes l'hiver, cartables à la rentrée. On y trouve aussi, indique-t-elle, les employés les plus touchés par les troubles infra-pathologiques1  : "Ce sont ceux qui poussent les palettes les plus lourdes, si on excepte celles du rayon liquides, mais, là-bas, ils ont des transpalettes électriques. Le bazar, c'est le secteur pauvre des magasins. Parce qu'ils ne font pas leur chiffre d'affaires là-dessus."

Il y a une raison à cela : désormais, il existe des enseignes spécialisées, en bricolage, pour les loisirs, etc. Il existe aussi des boutiques en ligne et, de plus en plus, des petites enseignes alimentaires de proximité. Autant de concurrents pour les supermarchés et hypermarchés, qui ont mis du temps à sentir le vent tourner. "On parle de crise dans la grande distribution depuis les années 1990", rappelle Sophie Bernard, sociologue à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (université Paris-Dauphine). Depuis, les grandes surfaces ont cessé de proliférer, le territoire étant saturé. Elles ont bien pensé à l'international, mais elles ont moins su réagir face aux hard-discounters et à d'autres nouveaux venus. Les chiffres d'affaires ont donc continué à stagner, parfois même à diminuer.

Les métiers changent

A la fin des années 2010, les leaders du secteur ont réagi. Au programme : réorganisations, réduction des effectifs et des prix. "C'est une évolution qui s'est faite très vite", constate Antoine Dezalay, manager de projet chez Ariane Conseil, cabinet de consultants spécialisé dans la santé au travail. Cette évolution, précise-t-il, se réalise par essais : "Tous les magasins sont en test sur des "concepts caisse" différents. Plusieurs systèmes de paiement coexistent dans un même magasin." Des nouveautés qui amènent les métiers à changer. "Avec les caisses libre-service, il y a moins de gestes répétitifs et de manutention, mais les employés restent debout et font un travail de surveillance, poursuit le consultant. Des contraintes disparaissent, d'autres apparaissent." Dans une même journée, généralement, les employés alternent caisses classiques et automatiques. Désormais polyvalents, ils peuvent passer parfois au remplissage des rayons, selon la fréquentation. Et puis, "quand la came est arrivée, tout le monde la met en rayon, sans affectation par type de produits", explique André Moreno, délégué CFDT du groupe Casino. Il arrive ainsi que des salariés du non-alimentaire basculent pendant deux ou trois heures sur les denrées alimentaires les plus sensibles. "Il n'y a plus de notion de rayon, mais d'arrivage permanent de produits", résume le militant. Et ça, c'est un profond changement.

"Les grandes enseignes se sont toujours inscrites dans un processus de rationalisation du travail et d'informatisation, note Sophie Bernard. Mais le phénomène s'est accru avec cette logique de réduction des coûts." Pour les réassorts, un logiciel intégré à la caisse signale les produits manquants : ce n'est plus au responsable de rayon de s'en charger. Le flux tendu et le zéro temps mort tendent à s'imposer. Il faut limiter les stocks et les déplacements. Chez Casino, tel est l'objectif de l'"opération réserves blanches", qui consiste à placer tout le contenu de celles-ci en rayon. "Il est demandé de remplir les casquettes [étagères, NDLR] là où il y a de la place ! Peu importent les incidences sur la santé et la sécurité (gestes et postures, risques de chutes...)", dénonce FO Casino dans un tract de novembre 2014.

"Les contraintes physiques étaient déjà fortes, elles restent stables", signale Adeline Van Droogenbroeck. Efforts, port de charges lourdes, gestes répétitifs, postures contraignantes, horaires irréguliers ou décalés... "Mais, souligne-t-elle, avec l'hyperrationalisation des procédés et des méthodes de travail, des pénibilités psychosociales marquées, et notamment une pression temporelle accrue, sont venues s'ajouter." Et l'ergonome d'alerter : "La grande distribution hybride désormais des contraintes industrielles et de nouvelles contraintes, marchandes, celles des services. Le problème, c'est que les secondes rendent les premières encore plus délétères."

Casser les habitudes... et les collectifs

"Les salariés ne comprennent pas, ils croyaient qu'ils ne faisaient pas tous le même métier, témoigne André Moreno. C'était un peu plus prestigieux d'être dans le non-alimentaire, par exemple." Surtout, certains s'occupaient de "leur" rayon depuis vingt-cinq ans : "On a cassé brutalement des habitudes et sans beaucoup d'explications, ni de formations."

On a cassé aussi les collectifs de travail. "En caisse, le collectif n'a jamais été là, mais, dans les rayons, les employés pouvaient compter sur les collègues", relève Adeline Van Droogenbroeck. "Quand un salarié était malade, il n'était pas rare que le chef de rayon d'à côté prête un salarié", renchérit Sophie Bernard. C'est devenu plus difficile quand chacun doit en permanence s'affairer.

La méthode a payé pour Carrefour : en 2014, l'enrayement de son déclin s'est confirmé. Les hypers et supers français du groupe Auchan continuent en revanche de voir leur chiffre d'affaires diminuer, selon le magazine Rayon Boissons. Du côté des employés, le bilan est également mitigé. La probabilité d'avoir un accident a légèrement baissé entre 2008 et 2013 dans les supermarchés et hypermarchés, selon les chiffres de l'Assurance maladie. Mais la grande distribution reste le secteur du régime général qui enregistre le plus grand nombre de troubles musculo-squelettiques. Leur indice de fréquence dans les supers et hypers était, en 2012, supérieur à 6 pour 1 000 salariés, contre 2,5 tous secteurs confondus. L'année suivante, il avait diminué légèrement dans les hypers, mais augmenté dans les supers.

"Une forme de retrait"

"Les employés ont toujours débordé de leur temps de travail officiel, c'est ce qui permettait que les magasins soient bien tenus, expose Sophie Bernard. Mais il y avait des possibilités de promotion interne : devenir chef de rayon, chef de secteur, voire directeur de magasin. C'était très rare, mais l'idée était présente. Aujourd'hui, les cadres sont recrutés à l'extérieur." Les salaires restent maigres et le contenu du travail a évolué. Alors, certains salariés commencent à freiner, à adopter "une forme de retrait", remarque la sociologue. Selon elle, "les rayons qui marchent sont ceux dans lesquels les employés ont une relation affective à leur manager et veulent lui rendre service. Ce sont des arrangements locaux. C'est fragile". Fait rare dans le secteur, des mouvements de grève ont éclaté. En 2008, d'abord, puis en 2013 chez Casino ou encore en 2014 chez Auchan. "La logique du juste-à-temps est poussée au maximum, mais elle repose en grande partie sur la bonne volonté des salariés", commente la sociologue.

Horaires de travail : que change la loi Macron ?
Elsa Fayner

La loi Macron ne changera pas grand-chose aux dimanches matin des supermarchés et hypermarchés. Mais elle pourra modifier leurs dimanches après-midi. Le travail dominical risque de se généraliser et les supers et hypers pourraient suivre. C'est ce que craint Laurent Degousée, délégué Sud Commerce au Comité de liaison intersyndical du commerce de Paris (Clic-P), qui, depuis sa création en 2010, milite contre le travail dominical et nocturne : "Les commerces alimentaires bénéficient déjà d'une dérogation de droit pour ouvrir jusqu'à 13 heures le dimanche. La dérogation est très utilisée à Paris, un peu en Ile-de-France et moins en région. Quand un super ouvre, tous les autres se sentent obligés de faire la même chose."

Mimétisme

Ce même mimétisme pourrait toucher les supers et hypers des nouvelles "zones touristiques internationales" (ZTI), définies dans le texte qui arrive au Sénat en avril. Le projet de loi prévoit en effet que les commerces alimentaires situés en ZTI ou dans l'emprise d'une gare pourront ouvrir le dimanche après 13 heures. Au-delà des ZTI, le texte porte de cinq à douze le nombre annuel d'ouvertures dominicales pouvant être accordées aux commerces. Là encore, supers et hypers pourraient avoir envie de copier leurs voisins.

Reste à savoir comment vont réagir les distributeurs. Carrefour s'est prononcé contre le travail dominical dans les hypermarchés, Leclerc contre sa banalisation. Mais dans une note interne que le quotidien Les Echos a pu consulter en 2014, la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD) plébiscite l'ouverture dominicale toute la journée de tous les supermarchés de moins de 1 000 mètres carrés dans les villes de plus de 50 000 habitants.

Autre nouveauté prévue dans le projet de loi : les établissements de vente au détail situés dans les ZTI sont autorisés à ouvrir jusqu'à minuit sans formalité, alors que la période de nuit débute à 21 heures aujourd'hui. Mais l'ouverture le soir demeure conditionnée à la conclusion d'un accord collectif. Rappelons que près de la moitié des salariés de la grande distribution (deux fois plus que dans les autres secteurs) sont déjà confrontés à des horaires irréguliers ou décalés, d'après les travaux de l'observatoire Evrest menés en 2008 et 2009. Or le travail posté avec horaires de nuit a été classé cancérogène "probable" par le Centre international de recherche sur le cancer. Les risques d'accident et de "presque accident" sur le trajet travail-domicile sont quant à eux multipliés par deux quand les salariés ont le sommeil perturbé, selon l'Institut national de recherche et de sécurité.

L'âge moyen des effectifs était de 38 ans en 2009, selon les chiffres de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD). Plus d'un tiers des effectifs travaillaient dans la même entreprise depuis plus de dix ans. "Les corps sont usés, abîmés, observe Adeline Van Droogenbroeck. A 50 ans, on voit les premières inaptitudes, sans moyen de reclassement." Les postes dits "doux" - accueil, administration - disparaissent. Résultat, "de nombreuses enseignes signent des accords en faveur du maintien dans l'emploi des personnes handicapées, mais ça ne change pas la source du problème", affirme l'ergonome.

Au niveau national, un accord de branche sur la prévention de la pénibilité a été signé en 2012, un groupe de travail a été mis en place en 2014 en vue d'un plan d'action visant la filière alimentaire. Les grandes enseignes ont également signé des accords et réuni des groupes de travail sur ce thème. Antoine Dezalay estime que "les choses ont un peu évolué". Pour les drives, où les clients viennent récupérer leurs achats en ligne, des entreprises ont fait appel à son cabinet afin de réfléchir à la pénibilité des postes de préparateur de commandes. "Sur ces nouveaux métiers, j'ai le sentiment qu'il y a une préoccupation, ou un minimum de suivi des aspects légaux", considère-t-il. Mais ni Carrefour, ni Auchan, ni Casino n'ont souhaité répondre à nos questions. "Après, le mobilier lui-même ne garantit pas la qualité des conditions de travail, prévient Antoine Dezalay. Tout dépend de l'intensification du travail et des tâches à effectuer."

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    Les troubles infra-pathologiques désignent des symptômes divers tels la fatigue, les troubles du sommeil, les douleurs articulaires, la nervosité, etc.

En savoir plus
  • Le processus d'usure professionnelle : approche diachronique des conditions de travail et de la santé au fil des parcours professionnels. Une étude de l'activité dans la grande distribution à prédominance alimentaire, par Adeline Van Droogenbroeck, thèse (université de Picardie Jules Verne), 2014.

  • Travail et automatisation des services. La fin des caissières ?, par Sophie Bernard, Octarès, 2012.