Souffrance au travail : le courrier qui embarrasse La Poste

par Clotilde de Gastines / 18 octobre 2016

Huit cabinets d’expertise CHSCT ont tiré la sonnette d’alarme dans une lettre ouverte au PDG de La Poste, à propos de la souffrance au travail des agents et du manque d’écoute de la direction. Laquelle ne semble pas prendre la mesure du problème.

Alerter les autorités de tutelle avant que la situation ne dérape. C’est à cet effet que huit cabinets d'experts agréés CHSCT, indépendants, intervenant régulièrement à La Poste, ont adressé une lettre ouverte à son PDG, Philippe Wahl, le 13 octobre dernier. Ce courrier pointe les conséquences délétères des réorganisations permanentes et le manque d’empressement de l’entreprise à remédier à cette situation. Après la vague de suicides de 2012 et malgré la phase de « grand dialogue » et le rapport Kaspar, la souffrance au travail semble persister à La Poste, dont l'Etat est l’unique actionnaire.

« Mépris du dialogue social »

D'ordinaire soucieux de confidentialité, les experts, qui ont réalisé une soixantaine d'expertises pour les CHSCT dans l'entreprise ces dernières années, dénoncent l'aggravation des pénibilités physiques et des risques psychosociaux. Ils ne mâchent pas leurs mots, parlant de « dégradation rapide de l'état de santé des agents », « mépris du dialogue social », « suicides au travail ». Les experts et les représentants du personnel que nous avons interrogés, toutes organisations confondues, évoquent des tournées de facteurs qui sont devenues « intenables », remodelées au gré des calculs de cadence par le logiciel Géoroute et du volume de courrier, quitte à ajouter des centaines de boîtes aux lettres du jour au lendemain sur le parcours d'un préposé. « Une minute trente pour livrer un recommandé, et tant pis si on doit monter quatre étages ou arpenter des couloirs de sociétés ou d'hôpitaux », déplore l’un d’entre eux.

Contestation « systématique »

La direction est régulièrement accusée par les experts de leur mettre des bâtons dans les roues. « Ça passe par le refus d'envoi de documents, la contestation devant les tribunaux, jusqu'aux factures impayées», détaille Nicolas Spire, signataire pour le cabinet Aptéis. Chaque directeur de site est enjoint de suivre « une méthodologie de contestation des honoraires de l’expertise », explique Me Julien Rodrigue, avocat spécialisé en droit du travail. Un document de deux pages – que Santé & Travail a pu consulter – estampillé du logo de l'entreprise et des directions juridiques, courrier et RH vient confirmer ces propos. Plutôt que de mettre en œuvre les recommandations des experts, La Poste s'efforce de contester les honoraires avant et/ou après facturation sous des prétextes génériques : trop cher, « critique subjective des conditions de travail + remise en cause de la politique générale de l'entreprise », « discours théorique déconnecté de la réalité de l'entreprise », comme on peut le lire dans l’argumentaire de la direction de La Poste. Depuis 2011, les CHSCT de La Poste ont le droit de recourir à l'expertise et Me Rodrigue défend en moyenne 20 à 30 cas de contestation par an. « C'est presque systématique », affirme Claude Quinquis, pour la CGT FAPT, qui s'interroge sur la logique de l'entreprise : « La Poste perd souvent et ça lui coûte cher. Son objectif est de gagner du temps. » Pour que les cadres atteignent leurs objectifs de réduction d'emplois, les « caps », comme les désigne l'euphémisme en vigueur.

Mises à pied

« Après le suicide d'une salariée d'un centre financier parisien en septembre 2011, La Poste a essayé d'empêcher l'expertise, raconte Nicolas Galépidès, de Sud-PTT. Alors que cette personne rentrait d'un congé maladie longue durée, son bureau était vide et son ordinateur ne fonctionnait plus. » Même scénario dans une autre affaire, à Corbeil-Essonnes (Essonne), où un agent excédé à la suite de deux mutations forcées et qui s’estimait victime de harcèlement a tué l’un de ses collègues de travail. Les représentants du personnel Sud PTT et l’expert du CHSCT reprochent à La Poste d’avoir retardé une expertise avec huit mois de procédure, ce que conteste l’entreprise publique.

Cette attitude tient au fait, selon les experts, que le CHSCT est le « seul contre-pouvoir » au sein de l'entreprise. Selon nos informations, deux élus de CHSCT ont été mis à pied pour trois mois suite à des demandes d'expertise. C'est le cas de cet élu du CHSCT à l’établissement de Villeneuve-d’Ascq (Nord), Sébastien Carré, qui, en février dernier, avait aidé une jeune postière faisant un AVC, alors que sa hiérarchie lui demandait de terminer son travail. L’affaire a depuis été très médiatisée. La Poste évoque des motifs disciplinaires tout à fait étrangers à son implication syndicale. Mais c’est aussi le cas, semble-t-il, dans l’Essonne.

En attente d’engagements forts

Les experts décrivent « des représentants du personnel démunis face au refus de dialogue social ». Pourtant, la direction met en avant le nombre d'accords signés ces dernières années, dans un communiqué du… 12 octobre. Soit la veille de l’envoi de la lettre des experts, alors que l’information de ce courrier avait fuité sur RTL. Simple coïncidence ou volonté de court-circuiter cette initiative ?

Toujours est-il que la direction de La Poste a annoncé fort opportunément l’ouverture d’une négociation sur les conditions de travail des facteurs et de leurs encadrants. Reste à savoir s’il s’agit d’une opération de communication destinée à faire contre-feu ou d’une réelle inflexion d'une politique de réorganisation effrénée. Dans un communiqué, la CFDT dit attendre des engagements forts. Pour sa part, la CGT FAPT « espère que cette lettre fera changer les choses », déclare Claude Quinquis. Et d’ajouter : « Depuis l'accord de déprécarisation en 2004, on n’a jamais parlé de santé au travail, sauf deux fois en bilatérale, alors que 100 000 emplois ont été supprimés en dix ans. »

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