Tenir la santé au travail malgré la réforme

par Gérard Lucas médecin du travail / janvier 2017

La modernisation de la médecine du travail portée par la loi El Khomri risque de dégrader l'efficacité du suivi médical des salariés. Sauf si les professionnels de la santé au travail résistent en exploitant les marges de manoeuvre des textes.

Nombreux sont les professionnels de la santé au travail qui estiment que la modernisation de la médecine du travail portée par la loi El Khomri et ses décrets d'application constitue un défi pour l'efficacité de leur mission, une mise en oeuvre simpliste de la réforme risquant de la dégrader. Il s'agit donc ici de proposer une lecture des subtilités des textes permettant aux praticiens de continuer à identifier les atteintes à la santé, en vue de donner aux travailleurs le pouvoir d'agir et de fournir à l'entreprise des repères pour la prévention primaire.

Adapter le suivi médical à chaque salarié

Maintenir le suivi de la santé au travail constitue bien sûr le premier impératif. Et ce, malgré le fait que, parmi les nouveautés de la réforme, l'article R. 4624-10 du Code du travail n'impose plus qu'une visite d'information et de prévention à l'embauche, réalisée par un professionnel de la santé au travail (donc plus nécessairement par le médecin du travail), et que l'article R. 4624-16 prévoit une périodicité de cette visite pouvant aller jusqu'à cinq ans. Il convient de préciser que ce changement important ne doit pas devenir la norme : il doit être une exception qui ne concerne que les travailleurs en bonne santé dans un bon environnement de travail. D'ailleurs, l'article R. 4624-17 prévoit que la périodicité de la visite peut être adaptée à l'état de santé du salarié et à ses conditions de travail. Il est donc de la responsabilité et du pouvoir du médecin du travail d'adapter les modalités du suivi médical. Il ne s'agit pas de nier la pénurie de médecins du travail, mais celle-ci ne pourra pas être un prétexte pour abandonner ces suivis médicaux ou paramédicaux. Cela suppose de répartir les postes de médecins du travail au mieux et de recruter davantage d'infirmiers diplômés en santé au travail. Les animateurs des équipes auront aussi à garder ou à reprendre la main sur la planification des visites de santé au travail quelles qu'elles soient, ainsi que sur les autres actions de connaissance du travail avec les entreprises. Ils devront également veiller à garantir à tous les travailleurs qui leur sont affectés une réelle accessibilité de leur consultation, et assurer un bon repérage de leurs coordonnées par les autres acteurs du système de soins.

Sur la forme ensuite, les professionnels de santé que sont les médecins du travail, les collaborateurs médecins, les internes et les infirmiers du travail, tous relevant du Code de la santé publique, doivent faire de leurs consultations ou entretiens de véritables investigations de la santé au travail. Ils ne doivent surtout pas se contenter de la délivrance d'informations et de conseils de prévention, qui sont avant tout de la responsabilité de l'employeur, tant lors du recrutement que dans le suivi des activités. Il appartient au professionnel de santé au travail, non de se substituer à l'employeur, mais de voir avec le travailleur comment il s'est approprié les informations sur les risques, de repérer les signes d'atteintes à sa santé présents ou à craindre. Ainsi seront dépistées les pathologies ou souffrances professionnelles et sera repéré l'impact de l'émergence ou de la persistance des risques. Les restitutions et les alertes seront, dans la durée, essentielles pour enclencher les questionnements d'amélioration du travail et impliquer le pouvoir d'agir des travailleurs.

Affirmer son éthique en matière d'aptitude

Ceci est largement démontré, et ce, depuis longtemps : vérifier l'aptitude des salariés affectés à des postes dits "à risque" n'est pas opérationnel pour préserver leur santé, et encore moins pour améliorer leurs conditions de travail. Comment un médecin peut-il, par exemple, certifier qu'un salarié est apte à être exposé à des produits cancérogènes ? Cela n'a aucun sens. De ce seul point de vue, la réforme de la médecine du travail, avec l'article R. 4624-24 prévoyant un examen médical d'aptitude pour les salariés exposés à certains risques, porte une régression difficilement justifiable sur un plan scientifique.

Pour autant, cette bataille en médecine du travail n'est pas nouvelle. On se souvient que, face à la position du Conseil d'Etat qui, en 2003, avait validé la notion de "non-contre-indication" à l'exposition aux produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), 90 % des médecins du travail avaient suivi une position conforme à l'éthique professionnelle en refusant d'émettre de tels avis.

Depuis plusieurs années, des médecins du travail ont résisté en n'indiquant jamais "apte" sur les avis concluant leurs consultations. D'autres relativisent systématiquement l'avis "apte" par une mention telle que "sous réserve des mesures de prévention collectives et d'organisation du travail appropriées". D'autres encore préconisent des aménagements des situations de travail qui laissent l'aptitude au second plan. Chaque médecin du travail peut donc, à son niveau, et sans nuire aux salariés, choisir une façon de subvertir cette obligation d'avis d'aptitude, contre-productive en santé au travail, et contourner ainsi le formulaire qui sera arrêté par le ministère.

La réforme n'a pas été davantage inspirée en matière d'avis d'inaptitude du médecin du travail. Si l'article R. 4624-42 prévoit bien que cet avis ne peut être rendu qu'après une étude du poste de travail et des échanges avec le salarié et l'employeur, nulle part il n'est question de recueillir au préalable le consentement éclairé du salarié. L'esprit de la loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des patients devrait pourtant prévaloir dans ce type de décision, lourde de conséquences pour l'avenir professionnel et la santé du salarié. Cette pratique déontologique relève bien de l'initiative personnelle et responsable de chaque praticien, en accord avec le Code de la santé publique.

Renforcer la coopération interdisciplinaire

Bien plus insidieuse et tout aussi redoutable est la division du travail instillée dans les nouveaux textes législatifs et réglementaires. Ceux-ci confient les entretiens d'information et de prévention de début d'activité aux infirmiers, les avis d'aptitude aux médecins et les fiches d'entreprise à des non-professionnels de santé (intervenants en prévention des risques professionnels). La promotion supposée d'équipes pluridisciplinaires camoufle autant le manque programmé de moyens que le risque de mainmise managériale des directions des services de santé au travail sur l'activité individualisée de chaque professionnel.

La parade est de renforcer la coopération entre les médecins, les infirmiers du travail et l'ensemble de l'équipe pluridisciplinaire. Notamment pour conquérir la confiance des salariés. Concevoir, promouvoir, mettre en place et contrôler la répartition des moyens et la planification des activités est un objectif prioritaire à défendre par toutes les équipes en santé au travail. Et cela ne peut se faire que dans la transparence et la mise en débat de l'organisation du travail au sein des services.