Un rapport confidentiel de la Cour des comptes sur la prévention des risques professionnels
Santé & Travail a pu consulter le relevé d’observations provisoires de la Cour des comptes concernant la politique de prévention de la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale. Ce document prône une logique assurantielle qui risque de faire grincer des dents.
S’il devait être publié en l’état, le « relevé d’observations provisoires » sur la « politique de prévention de la branche accidents du travail/maladies professionnelles du régime général », rédigé par des magistrats de la sixième chambre de la Cour des comptes, devrait provoquer quelques remous. Ce document, que Santé & Travail a pu consulter, est daté de février dernier. Il comporte des projets de recommandation qui visent clairement à orienter la politique de prévention des risques professionnels selon une logique purement assurantielle, c'est-à-dire en fonction essentiellement des économies que cette politique est susceptible de générer sur les dépenses de la branche. Il n’est pas certain que cette logique sera du goût des partenaires sociaux qui siègent àla Commission AT-MP, ni même de la direction dela Sécurité sociale au ministère dela Santé.
Un indicateur de sinistralité utilisé par les assurances
Ainsi, « le projet de recommandation n° 1 » des magistrats de la rue Cambon est d’ « adopter la valeur de risque comme principal indicateur de sinistralité ». En clair, l’importance d’un risque sera évaluée principalement en fonction des dépenses qu’il génère pour les caisses, calculées en euros. Les indicateurs utilisés actuellement par la branche – nombre de maladies ou d’accidents en premier règlement, nouvelles incapacités permanentes, nombre de décès, taux de fréquence et de gravité… – sont jugés moins pertinents.
« L’ensemble des actions entreprises par la branche devrait donner lieu à une caractérisation fondée sur cette notion centrale de valeur de risque, qui est l’indicateur de sinistralité utilisé par les assurances en général », peut-on lire dans le rapport provisoire. Plus loin, les rapporteurs enfoncent le clou : « le rapprochement de la valeur du risque et du nombre de salariés ou d’heures travaillées ou du nombre d’établissements et d’entreprises permettrait également de suivre la concentration des risques qui détermine la capacité à agir et donc l’efficacité des efforts de prévention. Moins il y a de chefs d’entreprises à convaincre, d’établissements à visiter ou de salariés à informer, plus la prévention sera efficiente. »
Les TMS : « une sinistralité surestimée »
Mais la seconde recommandation risque de faire grincer encore plus fortement les dents des représentants des organisations syndicales. Les rapporteurs considèrent en effet que les troubles musculo-squelettiques (TMS) constituent « une sinistralité surestimée » et s’interrogent sur l’opportunité d’en faire une priorité d’action de prévention, comme cela a été inscrit dans la convention d’objectif et de gestion (Cog) entre l’Etat et la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) et dans le plan national d’actions coordonnées des caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat).
La mobilisation contre les TMS était pourtant justifiée par une croissance de 18 % en moyenne chaque année depuis dix ans du nombre de cas reconnus. Ces pathologies représentent, pour l’année 2010, 85 % des maladies professionnelles reconnues. Mais, « ce sont des maladies qui ne provoquent néanmoins aucun décès et dont la valeur de risque unitaire est limitée, mentionne le rapport de la Cour des comptes. Elles ne représentent ainsi que 44 % de la valeur du risque MP en 2010 et 14 % de la valeur du risque total, soit un peu plus que les accidents de trajet (11 %). Leur priorisation est donc moins la conséquence de leur masse ou de leur gravité que celle de leur dynamisme. »
Un raisonnement sans doute pertinent par rapport au seul coût du risque, mais qui fait l’impasse sur les conséquences sociales et humaines pour les victimes. Les magistrats de la rue Cambon ne semblent pas prendre en considération les difficultés de la vie courante provoquées par exemple par les TMS de l’épaule, ni le risque de perte d’emploi pour inaptitude qui va de paire avec la survenue de ce véritable handicap.
La faute à la prévention
Poursuivant dans cette logique comptable, ils considèrent, au terme d’une comparaison avec d’autres pays d’Europe, que ce sont les critères d’éligibilité au tableau n° 57 des maladies professionnelles, dédié aux TMS, qui génèrent de la sinistralité et qu’il faut donc les durcir, comme cela a déjà été entrepris pour les pathologies de l’épaule, avec le décret du 17 octobre dernier. « La France, l’Espagne, l’Italie et le Portugal sont des pays dans lesquels les TMS sont les premières MP, alors qu’elles ne figurent pas dans les 5 premières catégories en Allemagne, en Suisse et en Autriche. », observent les rapporteurs. « Or, rien dans l’exposition à la globalisation, le degré de développement économique ou l’intensification du travail ne paraît pouvoir expliquer de tels écarts ». Pour les magistrats, le coupable c’est le tableau ! « La croissance de la sinistralité apparente est la conséquence d’un système de reconnaissance très souple dont les salariés prennent peu à peu conscience et dont ils tirent de plus en plus parti. Les efforts de prévention qui consistent pour partie en des actions d’information sont ainsi la cause vraisemblable de la croissance observée. »
Au passage, les rapporteurs développent une argumentation que les milieux patronaux des années 1980 n’auraient pas désapprouvée, lorsqu’ils se sont opposés à la reconnaissance de cette maladie professionnelle : « Si certaines tâches emportent quasi automatiquement à partir d’un certain niveau de répétition l’apparition de TMS, il est beaucoup d’autres facteurs indépendant du travail qui y contribuent aussi comme l’âge, les activités de loisir ou domestiques (les femmes sont plus atteintes que les hommes), le patrimoine génétique. »
Des doutes sur les risques psychosociaux
Une démonstration qui risque d’apparaître caricaturale aux yeux des spécialistes de cette pathologie qui ont démontré depuis longtemps que, si les femmes par exemple développaient plus de TMS que les hommes, ce n’est pas tant à cause du tricot ou des tâches ménagères que parce qu’elles sont davantage cantonnées que leurs collègues masculins dans des tâches répétitives sous fortes contraintes de temps !
Evidemment, avec cette philosophie, la prévention des risques psychosociaux (RPS) ne pouvait être qu’une cible de choix pour les juges de la Courdes comptes. Ainsi, quand ils écrivent que « le flou de ce sujet ne permet pas de fonder objectivement une priorité de prévention de la branche, au-delà de l’existence d’une “ demande sociale ” en la matière, souvent évoquée pour fonder une priorisation par la Cnam et les Carsat », la messe est dite. Le projet de recommandation qui en découle est sans appel : « établir solidement l’impact des RPS sur la sinistralité de la branche avant de les prioriser ».
Il est bien difficile de prédire ce qu’il va advenir de ce relevé d’observations provisoires. La direction des Risques professionnels (DRP) de la Cnam et sa tutelle, la direction de la Sécurité sociale au ministère de la Santé, disposaient d’un mois pour faire connaître leurs observations. On peut penser qu’elles n’auront pas manqué de le faire, d’autant qu’au-delà de ces constats fondamentaux sur les objectifs de la prévention, les magistrats de la Courdes comptes estiment, s’appuyant sur une étude de la DRPsur les contrats de prévention signés par les entreprises, que « l’effet de la prévention sur la sinistralité n’est, au demeurant, pas acquis ». Ils en appellent donc à une « évaluation systématique de l’impact des actions prioritaires de réduction de la sinistralité ».
Reste à savoir si cette logique très assurantielle recommandée par la Cour des comptes sera du goût des partenaires sociaux et du nouveau gouvernement.