Y a-t-il une vie professionnelle après l'inaptitude ?

par Rozenn Le Saint / octobre 2017

Seniors abîmés par leur labeur, atteints en majorité de troubles musculo-squelettiques, déprimés... Parmi les victimes du travail, les licenciés pour inaptitude sont nombreux. Or retrouver un emploi relève de la mission quasi impossible. Récit de quatre parcours douloureux.

Cet été, Claude Guillermet s'est seulement autorisé une partie de pétanque avec ses amis. Tirer ou pointer ne fait plus partie de ses plaisirs depuis qu'il souffre d'une tendinite de l'épaule gauche, après avoir soulevé des caisses pour Eiffage pendant un quart de siècle. Son quotidien consistait à conduire un camion-grue. Mais pas seulement. Il alimentait en matériel les chantiers du géant du BTP. Ce sont ces tâches de manutention qui ont eu raison de son épaule et ont provoqué son licenciement pour inaptitude. Le cas de Claude n'est pas une exception : 62 % des répondants à une enquête de la Fnath (Association des accidentés de la vie), menée en 2016 auprès de 5 000 de ses adhérents, ont été licenciés pour inaptitude à la suite d'un accident ou d'une maladie d'origine professionnelle.

"Le mauvais cheval"

Comme neuf répondants à l'étude sur dix, Claude souffre d'un trouble musculo-squelettique (TMS). Il y a cinq ans, le médecin du travail avait déjà fait part à son employeur de la nécessité d'un changement de poste au profit d'une activité sans manutention. En vain. "Les chauffeurs de camion-benne ne voulaient pas conduire mon camion-grue parce qu'ils ne souhaitaient pas réaliser les tâches de manutention accolées au poste. Je les comprends, on ne se bat pas pour monter le mauvais cheval", ironise cet Isérois de 59 ans. Il ne vient pas non plus à l'idée de la direction de réfléchir à une réorganisation des tâches pour l'épargner.

Il y a trois ans, le diagnostic de la tendinite à l'épaule tombe. Cette fois, le médecin du travail le déclare inapte à tout poste manuel. La piste du reclassement est à peine empruntée : l'antenne locale d'Eiffage de Pont-en-Royans (Isère) ne compte que deux employés de bureau. Claude est alors licencié. Heureusement, il peut toucher le chômage pendant trois ans, avant son départ en retraite pour carrière longue, "si la loi ne change pas", espère-t-il. "La conseillère Pôle emploi m'a dit qu'à mon âge elle n'allait pas m'embêter, mais il n'y a rien d'écrit", ajoute-t-il. Pour l'heure, il perçoit 1 400 euros net (contre 1 800 quand il travaillait), complétés d'une petite rente liée à son taux d'incapacité permanente partielle (IPP) fixé à 14 %.

Même angoisse à l'autre bout de la France, sur la côte normande, pour Nelly Guillemot, dont les indemnités Pôle emploi s'arrêteront en décembre. Et ce n'est pas la formation de deux mois qu'elle vient de suivre qui va l'aider : "Elle avait pour but de me remotiver à chercher du travail... A 58 ans, ça ne sert à rien", soupire-t-elle. Agent d'entretien, elle a essuyé treize procédures de licenciement pour inaptitude... Car elle cravachait pour treize employeurs différents. Elle faisait tout. Le ménage dans les bureaux ou chez les particuliers, le jardin et la peinture des volets des personnes âgées... De quoi ruiner ses deux épaules, avec une rupture totale des coiffes des rotateurs en 2010. Impossible de manier de nouveau la serpillière. Quand il a fallu la licencier pour inaptitude, les entreprises connaissaient la procédure ; les particuliers, non. "Ça a été horrible, se souvient douloureusement Nelly, la voix frêle. Les indemnités de licenciement s'élevaient à environ 250 euros, mais il a parfois fallu aller jusqu'aux prud'hommes pour les obtenir, on me traitait de menteuse."

Plus de trois ans d'arrêt maladie

Il en fallait beaucoup pour déstabiliser le rugbyman Eric Massat. Mais le directeur de l'Union départementale des associations familiales de l'Aveyron a eu raison de ce grand gaillard. Suppression des congés à la dernière minute, surcharge de travail, maltraitance... De quoi faire sombrer ce cadre du secteur médico-social, qui sera arrêté pour état anxiodépressif pendant un peu plus de trois ans. Une telle situation illustre les résultats de l'enquête de la Fnath : un répondant sur quatre est concerné par la dépression, un sur quatre également par un arrêt du travail dépassant trois ans. "Le tunnel des arrêts maladie est de plus en plus long, commente Arnaud de Broca, secrétaire général de l'association. Et revenir sur le marché du travail après plusieurs années s'avère compliqué."

Au terme d'un véritable parcours du combattant, la pathologie d'Eric sera reconnue d'origine professionnelle par le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (C2RMP), avec un taux d'IPP de 25 %. Il est licencié pour inaptitude en février 2016, jugé dans l'incapacité de reprendre son poste. Agé aujourd'hui de 52 ans, abîmé physiquement et mentalement, souffrant toujours de troubles importants du sommeil, il ne s'imagine pas retrouver le chemin du travail, surtout dans le social. D'autant que, admet-il, "je me suis suicidé professionnellement dans la région en engageant une procédure au pénal pour harcèlement moral". Mais pour lui, pas de retraite avant une décennie...

En 2014, Thierry Duc, 47 ans à l'époque, chauffeur-livreur et poseur en menuiserie, tombe dans un trou de 60 centimètres alors qu'il soulève à bout de bras un portail. Les tendons de son épaule lâchent. "Après l'opération, le chirurgien m'a dit qu'il n'avait jamais vu une épaule aussi esquintée chez quelqu'un de mon âge", se rappelle-t-il. Impossible de continuer à charger et décharger le camion quotidiennement. Le médecin du travail autorise une reprise en mi-temps thérapeutique et souhaite limiter le port de charges à 5 kilos. Lui négocie un seuil à 10 kilos, "sans quoi je n'aurais rien pu faire", précise-t-il. Même si le patron de sa PME clame dans un premier temps qu'il n'a "pas besoin d'un handicapé" et doit se passer de lui, il finit par répondre aux exigences du service d'appui au maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés (Sameth) et propose à son salarié de se reconvertir en vendeur de portails et fenêtres. Sauf que Thierry se retrouve contraint de porter des grandes plaques d'aggloméré ou de contreplaqué de 3 mètres sur 4. A ses oppositions, son employeur lui rétorque qu'il n'a qu'à partir de lui-même. "Il a changé mon emploi du temps, tentait par tous les moyens de me faire craquer", relate le quinquagénaire. Le médecin du travail préconise un licenciement pour inaptitude, que le patron est bien obligé d'enclencher, deux mois après le reclassement.

Retour heureux à la maternelle

Thierry chasse alors ses mauvais souvenirs d'école et y retourne à 50 ans pour passer un CAP petite enfance, soutenu par Pôle emploi. Un an plus tard, diplôme en poche, il est embauché comme agent territorial spécialisé des écoles maternelles (Atsem) par la mairie de Loriol-sur-Drôme (Drôme). Il fait partie des rares 10 % de licenciés pour inaptitude qui ont remis le pied à l'étrier. "Retrouver du travail, c'est encore plus dur pour les seniors", rappelle Arnaud de Broca. Thierry habite à dix minutes à pied de l'école. Il en rentre ravi tous les soirs. "Je n'ai pas mal à la tête, ni au dos, ni à l'épaule, et mon boulot me plaît", se réjouit-il. Il ne compte plus les années qui le séparent de la quille. Le bonheur au travail, enfin, après des décennies de labeur gâchées par la douleur.