© DR
© DR

Suzanne Pacaud, pionnière de l'analyse du travail

par Catherine Omnès historienne / avril 2018

Spécialiste de la psychotechnique avant et après-guerre, Suzanne Pacaud a élaboré les outils nécessaires à une analyse scientifique du travail, tout en développant une réflexion novatrice sur sa complexité et ses effets sur la santé.

Les figures scientifiques féminines sont rares et souvent oubliées. Un sort auquel Suzanne Pacaud (1902-1988), fondatrice de la psychologie du travail et de l'ergonomie françaises, a échappé grâce à la publication en 2013 d'une biographie numérisée, construite autour de témoignages d'amis ou de collègues et de quelques-uns de ses articles saillants, aujourd'hui introuvables. Suzanne Pacaud a ainsi retrouvé un visage.

Née Bier, à Cracovie, en 1902, dans une famille de la bourgeoisie juive polonaise éduquée, elle fait de brillantes études, que son mariage à 19 ans, en 1921, avec un artiste peintre, M. Korngold, n'interrompt pas. En 1927, Suzanne Korngold, donc, soutient un doctorat de philosophie à l'université de Cracovie. Elle vient à Paris en 1928 pour compléter sa formation. Inscrite en licence de sciences à l'Ecole pratique des hautes études, elle obtient en 1929 le diplôme de psychologie expérimentale. En plus d'un bagage scolaire exceptionnel pour sa génération (3 à 5 % d'une classe d'âge accédaient alors aux baccalauréats en France), Suzanne Korngold bénéficie également du soutien de Jean-Maurice Lahy (1872-1943), fondateur de la psychotechnique, dont elle a suivi le cours en arrivant à Paris.

 

Au 41, rue Gay-Lussac

 

Forte de ces deux atouts et déterminée à exercer un "métier d'homme", la jeune psychologue intègre le lieu emblématique des sciences du travail, le 41, rue Gay-Lussac, dans le Quartier latin, où l'Institut national d'orientation professionnelle (Inop) est installé. Elle y pratique un dialogue interdisciplinaire et partage des engagements communs dans la critique du taylorisme et la découverte du marxisme. Avec son futur mari, André Pacaud, elle adhère d'ailleurs à l'Académie matérialiste, structure proche du Parti communiste, fondée par Jean-Maurice Lahy en 1933 et qui promeut les idées marxistes. Sa carrière s'organise ensuite en deux temps, de part et d'autre des années sombres de la guerre et de l'Occupation.

Avant-guerre, elle passe en 1936 de préparatrice à chef des travaux au sein du laboratoire de psychotechnique, dirigé par Jean-Maurice Lahy. Elle publiera avec lui, ou seule, une quinzaine d'articles de 1930 à la guerre. Jean-Maurice Lahy et Henri Piéron ont déjà jeté les bases de la psychotechnique, science expérimentale au carrefour de la psychologie et de la physiologie, qui articule analyse du travail, tests d'aptitude et théorie. La discipline est alors sollicitée pour améliorer l'orientation de la main-d'oeuvre, mais aussi sa sélection, afin de prévenir les accidents du travail. La jeune psychologue s'inscrit dans ce courant, mais en accordant une attention toute particulière à l'analyse du travail, qu'elle va formaliser. Les psychotechniciens doivent ainsi procéder en premier lieu à une analyse complète du métier, sortir du laboratoire, s'immerger dans le milieu de travail, apprendre le métier en le pratiquant, avant un temps d'introspection. Ils doivent aussi faire porter l'analyse sur des cohortes plus ou moins étoffées, construites rationnellement.

 

Entre théorie et terrain

 

Face à la montée de l'antisémitisme, Suzanne Korngold demande et obtient sa naturalisation française le 3 juillet 1937. L'année suivante, elle se marie avec André Pacaud. Elle n'échappera pas cependant à la déchéance de ses droits en 1942. A la Libération, elle retrouve son emploi au 41, rue Gay-Lussac. Alors âgée de 43 ans, elle entre dans une phase de reconnaissance institutionnelle et de maturité disciplinaire. En 1951, elle devient ainsi directrice adjointe du laboratoire de psychotechnique. Et elle accède, en 1960, au statut de directeur de recherche au CNRS. Parallèlement, elle garde un pied dans l'entreprise : chef des travaux des laboratoires psychotechniques de la SNCF, elle est aussi ingénieur-conseil en psychotechnique à la régie nationale des usines Renault après la guerre. Gardienne des principes fondamentaux de la discipline, elle en infléchit les équilibres internes en faveur de l'analyse du travail, préfigurant le développement de l'ergonomie. Jusqu'en 1975, elle publie de nombreux articles de recherche et des manuels de synthèse avec d'autres chercheurs.

Par son expérience de terrain, Suzanne Pacaud a acquis une bonne connaissance de la dimension psychique du travail, de l'engagement physique et mental complexe du travailleur et de ses effets pathogènes. "Le travail consiste à vaincre une série de difficultés dont chacune prise isolément peut paraître insignifiante, mais dont le concours constant rend la tâche délicate, complexe et souvent épuisante du point de vue nerveux", écrit-elle en 1948. Pour elle, la méthodologie doit donc s'adapter à la complexité du travail, vis-à-vis duquel elle adopte une approche globale. Cette rupture méthodologique est perçue comme un saut qualitatif dans la construction de la psychologie du travail. Elle ouvre la voie à d'autres sciences, comme l'ergonomie et la psychologie cognitive. Et accompagne aussi le passage d'une logique de sélection à une optique de prévention. Une évolution que l'on retrouve dans les thématiques de recherche privilégiées par Suzanne Pacaud.

 

Adapter le travail à l'homme

 

C'est le cas par exemple concernant les métiers et professions féminines. Pour la scientifique, les effets pathogènes des postes confiés aux femmes, réputés simples et adaptés à leurs "qualités", ne peuvent se comprendre sans référence à la dimension psychique du travail. A l'occasion d'une étude sur l'activité de téléphonistes en 1936, Suzanne Pacaud note ainsi que les obstacles à la qualité du travail sont facteurs de fatigue nerveuse, suggérant qu'il faut adapter le travail à l'homme (ou à la femme) et non l'inverse.

Sur la question des accidents du travail (AT), la plus traitée par Suzanne Pacaud, celle-ci évolue aussi. Avant-guerre, elle met au point avec Jean-Maurice Lahy un test dit de l'"attention diffusée", censé détecter une prédisposition aux AT afin de procéder à une sélection préventive des salariés. Après-guerre, la psychologue, interrogée par l'échec de la prévention des AT, retravaille sur la notion de prédisposition, via une double analyse, statistique et expérimentale. Ses résultats l'amènent à abandonner cette notion et à lui préférer celle de moindre adaptabilité, conditionnée par la situation de travail, le rythme imposé en particulier.

Enfin, au début des années 1950, elle ouvre un nouveau chantier sur le vieillissement au travail, qui n'a toujours pas perdu de son actualité. Les travaux menés font état d'un vieillissement précoce des aptitudes autour de 30 ans. Aucune fonction n'y échappe, mais selon des temporalités et intensités différentes : les fonctions mentale et intellectuelle sont ainsi moins atteintes, mais plus précocement, que la fonction psychomotrice.

Pendant un demi-siècle, Suzanne Pacaud a ainsi contribué à la vitalité des sciences du travail. Femme de terrain avant tout, elle a inventé l'observation participante, le suivi de cohortes et posé un regard critique sur la place des femmes au travail et les conditions de travail. Une pionnière.

À lire
  • Suzanne Pacaud (1902-1988). De la psychotechnique à l'ergonomie. L'analyse du travail en question, Régis Ouvrier-Bonnaz et Annie Weill-Fassina (coord.), Octarès Editions, 2013. Edition électronique disponible sur le site octares.com.