© Brice Marchal

La parole au travail !

par Joëlle Maraschin, rédactrice en chef adjointe, et Stéphane Vincent, rédacteur en chef adjoint / 01 février 2024

Comme point de départ de ce dossier, il y a la proposition de faire de l’écoute des salariés sur le travail un dixième principe général de prévention. L’enjeu est important. Aujourd’hui, certaines formes de management, l’intensification du travail, la disparition du CHSCT ont rendu de plus en plus inaudible la parole des opérateurs de terrain. La source d’un gâchis et de risques non négligeables, tant pour la santé des salariés que pour celle des entreprises. Pour autant, la proposition n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît à mettre en œuvre, même si elle est cohérente avec le reste du dispositif de prévention. Les salariés ont parfois de bonnes raisons de ne rien dire et il n’est pas si facile de mettre des mots sur la réalité de son travail. Quand les directions ne font pas la sourde oreille. Autant d’obstacles à lever, avec l’appui des élus du personnel et d’outils méthodologiques éprouvés. Et le jeu en vaut la chandelle, comme le démontre l’initiative menée dans une station de ski des Hautes-Pyrénées, où l’écoute des salariés a permis de diminuer les accidents. Avec une conclusion : écouter ce qu’ont à dire les travailleurs, c’est essentiel, mais cela ne suffit pas, il faut aussi y apporter des réponses !

Dossier n° 125 01-16 DOSSIER ST125_def.pdf

© Brice Marchal
© Brice Marchal

Des vertus du dialogue comme principe de prévention

par Franck Héas, professeur de droit privé à Nantes université / 16 janvier 2024

La proposition d'ajouter aux principes généraux de prévention une nouvelle exigence autour de l’écoute des salariés viendrait utilement renforcer la démarche globale qu’ils impliquent. Décryptage juridique.

Quelle serait l’utilité, d’un point de vue juridique, d’un nouveau principe général de prévention centré sur l’écoute des salariés concernant le travail ? Que peut apporter cette proposition du Conseil économique, social et environnemental (Cese), inscrite dans un avis rendu en avril 2023 ? Les neuf principes de prévention actuellement en vigueur ne sont pas nouveaux. Initiés par la directive-cadre communautaire du 12 juin 1989, ils ont été introduits dans le droit français par la loi du 30 décembre 1991. Inscrits à l’article L. 4121-2 du Code du travail, ils constituent des exigences globales : éviter les risques, les combattre à la source, évaluer ceux qui ne peuvent pas être évités, adapter le travail à l’homme, tenir compte de l’état d’évolution des techniques, remplacer ce qui est dangereux par ce qui ne l’est pas ou moins, planifier la prévention, privilégier les mesures de protection collective et, enfin, donner les instructions appropriées aux travailleurs.
L’objectif n’est pas de poser des prescriptions techniques précises. Il s’agit plus fondamentalement de fixer les orientations et lignes directrices de la démarche de prévention devant être menée dans l’entreprise. Ces principes confèrent une marge de manœuvre à l’action préventive : ils ne sont pas un carcan. Leur activation se fait en lien avec les contraintes, les caractéristiques, les spécificités, l’activité et la situation de l’entreprise. Ils doivent être lus, compris et envisagés en lien direct avec l’obligation générale de prévention à la charge de l’employeur : ils constituent les leviers, directions et/ou voies possibles que l’entreprise peut utiliser pour parvenir à la prévention. Fondés sur le langage de l’action, ils impliquent une logique de proactivité, permettent d’envisager le périmètre de responsabilité de l’employeur et fixent en définitive une feuille de route, un référentiel.

Pas de hiérarchisation

Cette approche globale et dynamique n’implique en aucun cas une hiérarchisation entre les différentes exigences. Toute politique de prévention doit reposer sur une utilisation croisée des principes généraux de prévention. Pour le dire différemment, la mise en œuvre de ces exigences multiples passe par leur interconnexion, en fonction des circonstances. Par exemple, adapter le travail à l’homme implique nécessairement d’éviter autant que faire se peut les risques, de les combattre à la source ou de remplacer ce qui est dangereux. Dans la même veine, évaluer les risques permet inévitablement de planifier la prévention et de donner ensuite des instructions véritablement appropriées. Ce ne sont là que des solutions de bonne logique, qui devraient s’imposer de toute évidence, dans le cadre de toute démarche avisée et diligente de prévention.
Un paradoxe demeure cependant dans la mise en œuvre des principes généraux de prévention : ils sont peu mobilisés en jurisprudence. Certes, le principe général d’adaptation du travail à l’homme peut être mentionné dans quelques contentieux sur l’obligation patronale de sécurité, mais c’est souvent le seul. De manière exceptionnelle, certaines décisions des juges du fond ont pu fort utilement se référer à ces principes généraux pour apprécier la démarche de l’employeur en matière de protection des salariés face au Covid. Mais, dans l’ensemble, la jurisprudence en pratique un contrôle (trop) limité.
Par exemple, lorsque les juges apprécient la portée d’un document unique d’évaluation des risques (DUERP), ils mentionnent rarement le fait de les appréhender à leur source ou la planification de leur prévention. Au-delà, le principe de substitution, la priorité des mesures de protection collective sur celles individuelles ou le contrôle des instructions données aux salariés retiennent trop peu l’attention des juges. Il en est de même pour l’exigence de tenir compte de l’état de l’évolution des techniques, qui pourrait pourtant permettre de développer davantage la prévention primaire.

Partir du terrain

Dans ces conditions, la perspective de compléter ces principes généraux de prévention pourrait-elle en renforcer la portée et l’effectivité ? La proposition du Cese s’inspire d’une préconisation faite par les Assises du travail, dans un rapport d’avril 2023, qui est d’ajouter une dixième exigence : « Ecouter les travailleurs sur la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail et les relations sociales. » Comme cela a été indiqué, la logique impulsée par les principes généraux de prévention vise à une démarche de prévention globale et systémique, partant des environnements concrets et opérationnels. Dans un tel cadre, toute prévention passe par une remontée, un partage et une analyse croisée et concertée des données de terrain, liées aux conditions matérielles et à l’organisation de travail. Dès lors, imposer la prise en compte de ces éléments tels que formulés par les salariés, susceptibles de fonder la prévention, nous semble là encore de bonne logique. Toute prévention ne se construit pas en silos étanches. Dire, relater, exprimer ou proposer sur le travail réel suppose en corollaire d’entendre et de comprendre, pour ensuite décider et mettre en œuvre : de ce point de vue, l’écoute des salariés apparaît fondamentale dans l’activation des principes généraux et la mise en œuvre de toute action préventive.
Fondant encore plus expressément une obligation pour l’employeur de prendre en compte les éléments issus du terrain, l’originalité et la centralité du dixième principe proposé par le Cese seraient d’inciter à écouter pour ensuite faire, en matière de prévention. En complément des consultations, avis, alertes, enquêtes, négociations associant les représentants du personnel, ou des participations diverses et variées susceptibles d’émaner de ces derniers comme des salariés sur le plan collectif ou individuel, ce dixième principe d’écoute pourrait permettre d’apprécier toute démarche de prévention à l’aune des processus d’échange, de dialogue, de discussion et de confrontation selon qu’ils auront ou non été mis en œuvre en amont. Car la meilleure prévention est bien celle qui est préalablement discutée et débattue, avant d’être décidée. A défaut d’écoute, toute démarche de prévention court le risque d’être parcellaire.