1893-1903 : réforme de la cuisine, cuisine de la réforme
C'est au terme d'une décennie de combat que les cuisiniers pourront bénéficier de la loi hygiène et sécurité de 1893. Recette du succès ? Faire de leurs effroyables conditions de travail une question de santé publique mais aussi d'image de la gastronomie française.
Coup de tonnerre dans un ciel serein ! Sous prétexte que les travailleurs des métiers de l'alimentation (cuisiniers, bouchers, pâtissiers, etc.) ne sont pas en contact avec des machines et que leurs activités s'assimilent à la sphère domestique, le gouvernement les exclut en 1894 du champ d'application de la loi du 12 juin 1893 sur l'hygiène et la sécurité dans les établissements industriels (voir "Repère"). Ces salariés ne pourront donc bénéficier des normes de prévention prévues par le texte ni, a fortiori, recourir à l'Inspection du travail pour les faire respecter. C'est la stupéfaction à la Chambre syndicale ouvrière des cuisiniers de Paris et régions saisonnières, qui, depuis la légalisation des syndicats en 1884, a fait de la salubrité des cuisines son fer de lance. Ce n'est qu'en 1903 que la mesure restrictive prise près de dix ans auparavant sera abrogée. Pour en arriver là, il aura fallu des campagnes de presse, des mouvements d'opinion, des luttes syndicales incessantes dénonçant les conditions de travail intolérables dans les cuisines des restaurants et leurs multiples conséquences : sur la santé des cuisiniers, sur la qualité hygiénique des repas, mais aussi sur la gastronomie française, qui risquait de pâtir d'une image détestable.
"L'Enfer de Dante"
Au début des années 1890, Henri Boursin, cuisinier dans un restaurant parisien situé près de la gare du Nord, décrit "la cuisine où il n'y a pas d'air du tout, qui est plus basse que l'égout. Pour ventiler, il n'y a qu'un tuyau qui passe au-dessus du fourneau. Nous avons une moyenne de 50 à 55 degrés". "Les cuisines ne sont pas aérées, elles sont dépourvues de vasistas, éclairées au gaz toute la journée et on n'y respire que des odeurs malsaines qui pourraient engendrer des maladies", renchérit un de ses collègues. Le futur inspecteur du travail Pierre Hamp, cuisinier sur les Grands Boulevards, à Paris, compare son lieu de travail à "l'Enfer de Dante". Au manque d'air, d'espace et de lumière s'ajoute le travail sous pression. De telles conditions infligent à la santé des cuisiniers une longue liste de préjudices : abcès, brûlures, coupures, eczémas, gerçures, hernies, infections des yeux, rhumatismes, varices, épuisement, tuberculose, mort prématurée... La Chambre syndicale ouvrière propose une série de remèdes : cubage minimal d'air par personne, normes concernant les matériaux de construction pour faciliter le nettoyage, introduction de ventilateurs pour réguler les températures et éloigner les fumées, isolement des garde-manger, systèmes hermétiques de poubelles, évacuation quotidienne des détritus et des eaux usées, lavabos pour l'hygiène corporelle, toilettes séparées des cuisines.
Les reportages du mensuel syndical Le Progrès des cuisiniers permettent de toucher l'opinion publique et d'amorcer le lobbying politique. Ils soulignent la contribution des restaurants au bien-être général et à la santé publique dans une société où le repas au restaurant est un loisir pour certains et une contrainte pour beaucoup. Les médecins hygiénistes se rallient à la cause. Le Dr Deschamps, conseiller parisien, déclarait déjà en 1890 qu'il était temps d'"améliorer le sort hygiénique de ces martyrs de la casserole". "Le grand danger pour les cuisiniers, c'est la cuisine", affirme quant à lui le Dr Reuss. L'Office du travail1 déplore le choix des restaurateurs de "tout sacrifier à l'apparence des salons" et de dissimuler des cuisines à la propreté plus que douteuse. Toutes les expertises insistent sur les conséquences désastreuses des conditions de préparation des repas sur leur qualité hygiénique. "L'intérêt des ouvriers, l'intérêt des consommateurs, l'intérêt de l'hygiène sont absolument d'accord", résume un rapport destiné au conseil municipal de Paris. La presse flaire le scoop. Elle multiplie les témoignages où les restaurants parisiens apparaissent comme des répliques en réduction de la Cloaca Maxima, plus grand égout de la Rome antique. Bref, il y a un large consensus pour dénoncer les dangers que représente le laisser-aller sanitaire pour la santé publique.
Face au pinaillage juridique, les cuisiniers décident de donner une dimension symbolique à leur combat. Article après article, Le Progrès des cuisiniers pointe le contraste entre les "éloges concernant l'art culinaire de la France et la salubrité et les conditions hygiéniques dans lesquelles se pratique ce savoir renommé dans le monde". Alors que l'Exposition universelle de 1900 se profile à l'horizon, la Chambre syndicale ouvrière lance dès 1896 une campagne de presse qui présente les cuisines comme des "cavernes pestilentielles". L'enjeu est de taille : compromettre la réputation gastronomique de la France, c'est s'attaquer à un moteur de l'économie nationale.
Indignation internationale
En 1898, la Fédération ouvrière des cuisiniers, pâtissiers, confiseurs de France et des colonies dépose auprès de l'Assemblée nationale une pétition signée, dit-elle, par 28 000 cuisiniers. La Société française d'hygiène propose alors de mener une enquête "sur les conditions sanitaires du travail des ouvriers de l'alimentation parisienne". Ses résultats confirment la nécessité d'une réforme immédiate. Le message est relayé à l'étranger. La revue médicale anglaise The Lancet souhaite l'amélioration de l'état des cuisines de restaurant "pour le bien des pauvres gens concernés mais qui profiterait également à l'immense nombre de visiteurs à Paris, dont les sujets britanniques forment un groupe important". Juste avant l'ouverture de l'Exposition universelle, le New York Times diffuse un chronique sur "l'état déplorable des cuisines des restaurants et hôtels à Paris". Et pour comble d'iconoclasme, un guide touristique va jusqu'à préconiser une inspection des cuisines avant de s'attabler... La Chambre syndicale ouvrière a réussi son pari : tous les projecteurs mondiaux sont braqués sur le secteur de la restauration parisienne.
Entré en 1899 au gouvernement, le socialiste Alexandre Millerand soutient la cause syndicale et s'engage pour une solution législative. Il reprend l'argument qui lie risques professionnels, santé publique et renom gastronomique. En somme, l'urgence d'une réforme apparaît à tous. Il faut protéger les cuisiniers pour défendre les consommateurs et promouvoir le tourisme.
La victoire des "parias"
La deuxième loi sur l'hygiène et la sécurité est adoptée sans opposition le 11 juillet 1903. Les dispositions protectrices de la santé sont étendues aux cuisines, boucheries, caves, chais, bureaux et magasins, ce qui porte le nombre d'entreprises concernées de 322 000 à 530 000. Pour les cuisiniers, c'est une "victoire incontestable". "Dix années entières de luttes de la part de ces bannis de la loi" auront été nécessaires "pour que les gens qui travaillent soient reconnus comme étant des travailleurs", peut-on lire dans le quotidien Le Radical. La Chambre syndicale ouvrière exulte : "Hier nous étions des parias, aujourd'hui nous sommes libres parce que protégés." La conquête des droits sociaux est un pas vers l'émancipation.
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Créée en 1891, cette institution produit des connaissances sur le travail, en vue de l'élaboration de textes juridiques.
Les douleurs de l'industrie. L'hygiénisme industriel en France, 1860-1914, par Caroline Moriceau, Editions de l'EHESS, 2010.
Les voltigeurs de la République. L'inspection du travail en France jusqu'en 1914, par Vincent Viet, CNRS Editions, 1994.