1898-1939 : le prix des corps accidentés
Aux termes de la loi de 1898 sur les accidents du travail, la rente versée à la victime dépend du taux d'incapacité qui lui est attribué. Un taux laissé, jusqu'au barème de 1939, à l'appréciation, très inégale, des médecins et des juges.
A la fin du XIXe siècle, les sociétés industrielles voient se multiplier les législations instituant une indemnisation des accidents du travail. La plupart d'entre elles reposent sur un compromis : elles instaurent une réparation forfaitaire (seul le préjudice économique est indemnisé, et ce, partiellement), qui vient en contrepartie de son automaticité (l'accident est présumé imputable au travail, la victime n'ayant aucune preuve à fournir). En France, où la loi a été adoptée en 1898, ainsi qu'en Belgique, la réparation se fait sur la base de la moitié du salaire de référence, quand l'Allemagne la fixe aux deux tiers.
Tarification officieuse des organes
Plus ou moins généreux, le principe du forfait ne clôt pas pour autant les conflits autour du montant de l'indemnisation, qui se reportent sur la partie inconnue de l'équation instituée par voie législative : le taux d'incapacité permanente partielle (IPP). En effet, pour calculer la rente perçue par l'accidenté, la part de salaire prise en compte est multipliée par le taux d'IPP. L'évaluation de ce dernier constitue dès lors un enjeu crucial.
Dans la pratique, trois systèmes vont vite s'opposer. L'un, pratiqué en Angleterre, laisse le juge entièrement libre de son appréciation en fonction de la situation particulière de l'accidenté. A l'opposé, l'Allemagne institue des barèmes officiels destinés à guider la pratique des tribunaux arbitraux. Entre les deux, la France et la Belgique voient se développer une tarification officieuse des organes, loin de l'esprit du législateur qui l'avait expressément exclue.
Dès l'entrée en vigueur de la législation, les ouvrages consacrés à la tarification des corps accidentés deviennent ainsi un genre éditorial à part entière, qui rencontre un grand succès si l'on en juge par leur nombre et leurs rééditions successives. Certains sont sanctionnés de l'autorité de leur auteur, comme le barème d'Adrien Sachet, rapporteur exclusif sur les questions d'accidents du travail à la Cour de cassation de 1916 à 1927. Ce type de publications émane aussi de médecins, comme Paul Brouardel ou Lucien Mayet, dont les écrits sont repris au-delà du seul corps médical et des frontières françaises.
Ces ouvrages mettent en jeu un ensemble de références scientifiques dans lequel l'Allemagne occupe une position de pivot, en raison de la précocité de son régime assurantiel d'indemnisation qui a permis à ses médecins de prendre une décennie d'avance dans l'évaluation des dommages. Par ce jeu de références croisées, ils diffusent à l'échelle européenne une norme destinée à guider le travail des experts médicaux et des juges dans cette matière délicate.
Peu importe le métier
Aux côtés de ces barèmes, on voit aussi se multiplier des tableaux de décisions, qui adaptent les barèmes médico-légaux à la tradition juridique des recueils de jurisprudence. En France, la Revue générale des accidents du travail, devenue ensuite Revue générale des assurances sociales et des accidents du travailRGASAT), publie, dès sa création en 1920, des relevés systématiques de décisions, qui mettent en regard la nature de la lésion, les caractéristiques de la victime, le taux d'incapacité reconnu et la juridiction ayant rendu le jugement. La dispersion des informations contenues dans ces tableaux rend toutefois leur usage peu aisé ; l'attention d'un juge cherchant un précédent à l'affaire traitée risque fort de n'être attirée que par les taux réputés les plus courants au regard des barèmes et des articles de commentaire parus dans les principales revues médico-légales.
Mis en série pour les cas de perte ou de quasi-perte d'un oeil ou des deux yeux, ces tableaux montrent l'écart entre l'esprit et la lettre de la loi et son application. Rapportées aux informations dont on dispose sur la victime, les variations des taux ne dépendent ni de son âge ni de sa profession, alors que la législation accorde pourtant une place centrale à cette dernière. Cela est vrai même pour des professions qui requièrent des compétences visuelles supérieures à la moyenne, comme les ajusteurs, les chauffeurs ou les chaudronniers. Par une interprétation restrictive de la loi de 1898, les décisions de justice arguent en effet du fait que, si l'ouvrier n'a pas à démontrer l'origine professionnelle de son accident, il lui revient d'apporter la preuve des exigences particulières de son métier. On note en revanche d'importants écarts entre juridictions, allant de la sous-indemnisation généralisée, pratiquée par les tribunaux lorrains, à la sur-indemnisation systématique, de mise à Paris, Rouen et Le Havre ou dans le Nord, hors bassin minier.
Ces tableaux permettent également de prendre la mesure de l'influence des tarifications officieuses. En l'espèce, les ouvrages médicaux publiés sur la question ou les recensions qui en sont faites dans les revues juridiques se fondent sur les travaux réalisés par des médecins allemands ou français, qui se livrent à de savants calculs au terme desquels ils évaluent le plus souvent la réduction de capacité liée à la perte d'un oeil à 25 %. Ce chiffre est toutefois contesté par d'autres médecins, qui préconisent une évaluation plus fine du dommage, au cas par cas, ou par la Fédération nationale des mutilés et invalides du travail (FNMIT), qui suggère de fixer ce taux d'IPP à 33 %. Si les tableaux de décisions parus dans la RGASAT révèlent un taux moyen de 28 %, on distingue en réalité deux grands types de décisions : celles accordant un taux de 25 % et celles fixant l'incapacité à 30 ou 33 %. Ces taux renvoient aux pourcentages proposés par la plupart des barèmes en circulation à l'échelle ouest-européenne, ce qui est un indice de leur utilisation et du fait qu'ils bornent le travail du juge. Mais les barèmes sont muets sur les cas, plus complexes, mais aussi plus fréquents, de perte partielle de la vision ; les taux observés sont alors beaucoup plus disparates. De peu d'importance pour les petites incapacités, ces variations sont lourdes de conséquences pour les dommages les plus graves : une quasi-cécité peut ainsi faire l'objet d'un taux d'IPP qui oscille, dans les trois quarts des cas, entre 42 % et 87 %, soit un rapport du simple au double.
Lobbying des institutions de défense
Le mode d'évaluation des dommages devient donc très vite la cible des critiques formulées par les institutions de défense des accidentés, CGT et FNMIT en tête, qui n'ont de cesse de dénoncer les médecins experts, accusés d'être les principaux acteurs d'une justice partiale influencée par une médecine patronale. Elles demandent l'application d'un barème indicatif, dont l'Union parisienne cégétiste propose sa propre version, et une prise en compte de la perte de capacité professionnelle, auxquelles la CGT adjoint une revendication d'élargissement de l'expertise à un collège composé d'un médecin, d'un juriste et d'un conseiller prud'homal seul à même de connaître les exigences particulières du métier et l'état du marché du travail local. La FNMIT fait, quant à elle, porter l'essentiel de ses propositions de réforme de la loi de 1898 sur la sous-évaluation des grosses incapacités.
Ce mouvement de lobbying parlementaire aboutit, dans le cadre de la réforme de la loi en 1938, à l'adoption d'un barème administratif qui officialise la pratique : la FNMIT et la CGT obtiennent gain de cause. Le premier barème officiel, publié en 1939, est maintenu après la création de la Sécurité sociale, en 1945. Il est toutefois peu probable que son instauration ait suffi à limiter les écarts d'interprétation observés entre juridictions.
"Le tarif des corps accidentés : genèse, mobilisations et pratiques judiciaires. France-Belgique (premier XXe siècle)", par Anne-Sophie Bruno et Eric Geerkens, Revue du Nord (à paraître).
"Loi sur la réparation : 40 ans de contestation", par Catherine Omnès, Santé & Travail n° 67, juillet 2009.