1919-2019 : La loi de (sous-)reconnaissance des maladies professionnelles a 100 ans
En 1919 était votée la loi qui reconnaît et indemnise les pathologies d’origine professionnelle, au terme d’une bataille parlementaire acharnée qui dura dix ans. Mais le texte portait en germe une sous-reconnaissance massive, toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Une fois de plus, les chiffres sont mauvais. En 2018, près de 50 000 cas de maladies professionnelles ont été reconnus en France, majoritairement des troubles musculo-squelettiques, des cancers et, de manière croissante, des affections psychiques liées au travail. Et pourtant, nous le savons tous, ces données sont loin de couvrir l’ensemble des pathologies causées par le travail, dont une part considérable est prise en charge par la collectivité par le biais de l’Assurance maladie, ce qui contribue à leur invisibilité. Il y a cent ans, le 25 octobre 1919, était promulguée la loi qui reconnaissait l’existence de pathologies ayant à l’évidence une origine professionnelle. En quoi portait-elle en germe la sous-reconnaissance des maladies du travail ?
Réticences patronales
Petite soeur de la loi de 1898 qui institue la responsabilité patronale en matière d’accident du travail, celle de 1919 assimile les maladies professionnelles aux accidents survenus sur le lieu de travail. Une décennie de débats acharnés a été nécessaire pour faire entrer cette analogie dans le texte. Voté en 1913, ce dernier n’a été définitivement adopté qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les réticences étaient en effet nombreuses au sein de la sphère patronale, qui redoutait d’être contrainte d’indemniser à l’avenir des pathologies étrangères à l’activité industrielle, dont on ne pourrait prouver ni l’origine ni la cause certaine. Brandissant le spectre de la négligence hygiénique et des mœurs pathogènes (alcoolisme, tabagisme) des ouvriers, décriant leur propension coupable à la simulation de symptômes imaginaires, de nombreux défenseurs de la cause patronale s’effrayaient de ne pouvoir maîtriser les deux éléments fondamentaux d’identification de la maladie : le temps et l’espace (quand et où a-t-elle été contractée ?). Gilbert Laurent, rapporteur du texte devant la Chambre des députés, déclarait avec emphase en juin 1913 : « Soyez tranquilles, la loi ne ruinera personne. La loi fera disparaître la maladie professionnelle, par conséquent il n’y aura pas besoin de la réparer, la réparation obligatoire de la maladie amènera la préservation. » Cet optimiste invétéré faisait le pari qu’une politique active de prévention dans les ateliers et les usines découlerait de l’imputation de l’indemnisation des maux du travail aux entrepreneurs. C’était bien mal comprendre à quel point la négociation des tableaux allait devenir le nerf de la guerre et, dans un rapport de forces inégal, l’instrument légal de la sous-reconnaissance des pathologies professionnelles.
Deux tableaux seulement
Comme la loi de 1898, celle de 1919 repose sur un compromis historique. Aux salariés, la loi accorde le bénéfice de ne pas avoir à faire la preuve clinique ou biologique individuelle de l’origine professionnelle de leurs maux. Les employeurs, seuls financeurs du système, troquent quant à eux la reconnaissance de leur responsabilité sans faute – la présomption d’imputabilité de la maladie, postulée d’origine professionnelle – contre une indemnisation forfaitaire, donc nécessairement incomplète, des conséquences de la pathologie. Mais ils ont veillé à encadrer strictement le périmètre des pathologies reconnues. Selon une pirouette autoréférentielle, la loi considère ainsi comme liées au travail les maladies définies comme telles… par la loi ! En 1919, elles sont au nombre de… deux, concernant les intoxications par le plomb (saturnisme, voir encadré) et par le mercure (hydrargyrisme), pour lesquelles le savoir médical est à peu près stabilisé. A la même époque, la Suisse ou l’Angleterre reconnaissent plus d’une trentaine de pathologies, l’Allemagne une dizaine.
Sur le modèle de la législation britannique adoptée en 1906, la loi crée l’instrument d’identification des pathologies du travail, les fameux « tableaux » à double colonne qui constituent le pilier central de la sous-reconnaissance. Ceux-ci réduisent en effet très largement les conditions de possibilité de reconnaissance et d’indemnisation à des situations déterminées : la colonne de gauche indique les symptômes pathologiques définissant l’affection, tandis que celle de droite décline les tâches productives qui exposent les ouvriers au toxique. Seuls les malades qui remplissent cette double condition voient reconnaître le caractère professionnel de leur pathologie. Ainsi, l’énumération des symptômes reconnus et indemnisables inscrits dans la première colonne du tableau permet au législateur de « faire le tri » parmi les signes scientifiquement acceptés de la maladie, afin d’exclure du périmètre de la loi ceux qui pourraient prêter à confusion ou qui risqueraient d’avoir une origine extraprofessionnelle. L’objectif d’une telle sélection drastique consiste très clairement à faire accepter le tableau à un monde patronal qui cherche à limiter l’indemnisation future aux manifestations les plus évidemment et incontestablement corrélées à l’activité professionnelle.
Un tel système a contribué à désarmer les luttes sociales à propos des poisons industriels. En chargeant la Commission supérieure des maladies professionnelles – dont le nom a changé1 au fil du temps, mais pas le fonctionnement global – de faire évoluer les tableaux et d’en créer de nouveaux, il confine les conflits sur la reconnaissance des pathologies du travail à des espaces discrets dans lesquels l’Etat, les représentants des syndicats de salariés et d’employeurs et des personnalités scientifiques et médicales négocient les modalités de l’application de la loi. Mais ces différents acteurs ne disposent pas tous de ressources identiques pour imposer leurs vues, et l’indéniable emprise patronale sur la Commission freine largement le processus.
Recours entravé, invisibilité favorisée
Enfin, l’invisibilité des maladies professionnelles découle également du fait que les employeurs, censés financer intégralement le système d’indemnisation, ont tout intérêt à la sous-reconnaissance, puisque celle-ci fait peser sur la collectivité le coût de la réparation des maux du travail. Qui plus est, alors que la déclaration des accidents du travail relève de l’employeur, la demande de reconnaissance en maladie professionnelle revient aux victimes (ou à leurs ayants droit) et à des médecins généralistes mal formés en la matière, ce qui accroît encore le risque de non-recours et d’invisibilité du phénomène. Aujourd’hui, plus de 40 % des déclarations n’aboutissent pas à une reconnaissance suivie d’indemnisation, selon le Conseil d’orientation sur les conditions de travail. A y regarder de plus près, l’histoire de la sous-reconnaissance des maladies professionnelles au XXe siècle atteste que le compromis historique de 1919 était bien peu favorable aux travailleurs.
Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Catherine Cavalin, Emmanuel Henry et al. (dir.), à paraître en 2020.
Qui a tué les verriers de Givors ?, par Pascal Marichalar, La Découverte, 2017.
Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal, par Judith Rainhorn, Presses de Sciences Po, 2019.