En 1924, la première loi d'insertion des handicapés
Visant les mutilés de guerre, la loi du 26 avril 1924 a été la première à imposer aux entreprises un quota d'emploi de personnes handicapées. Mais les dérogations prévues pénalisent, aujourd'hui encore, l'insertion professionnelle de ces populations.
A l'heure de la commémoration de la Grande Guerre, il est important de souligner combien celle-ci a mis en avant la relation entre santé et travail, non seulement pour prévenir les effets néfastes du travail sur la santé des ouvriers et ouvrières de "l'autre front" (employés des usines d'armement), mais aussi pour remettre en activité les soldats blessés, leur redonner dignité et estime de soi grâce au travail. Repenser les dispositifs de réparation s'imposait, à un moment où l'assistance ne suffisait plus et où la mobilisation de toutes les forces de travail était nécessaire dans un pays saigné par le conflit. Dans cette perspective, la loi du 26 avril 1924, réservée aux mutilés de guerre, mérite de sortir de l'ombre : c'est la première loi qui fait obligation d'employer des personnes diminuées.
Près de dix ans de gestation
La longue gestation de ce texte, dans un climat relativement consensuel, met l'accent sur les tensions paradoxales qui s'affrontent. Alors que les acteurs sont unanimes à reconnaître la dette de la nation à l'égard de ceux qui ont sacrifié leur santé au champ d'honneur, il faudra près de dix ans, de 1915 à 1924, pour que le processus législatif aboutisse. Cette lenteur traduit les réticences à employer ou à côtoyer les mutilés dans l'entreprise, les divergences sur les principes et les conflits d'intérêts entre les milieux patronaux, les pouvoirs publics, les victimes et leurs associations de défense, les organisations syndicales et, enfin, les milieux réformateurs.
Les patrons se montrent rétifs à embaucher des travailleurs diminués physiquement, jugés peu productifs, qui imposent aux entreprises des charges supplémentaires (comme la surprime de risque professionnel) et des aménagements techniques et de management. Leur enjeu prioritaire est de limiter les coûts en préconisant de cibler l'action sur les grands invalides et de les mutualiser. Leur préoccupation est également de défendre l'autonomie et l'autorité patronales contre toute ingérence extérieure dans la relation salariale : d'une part, celle des associations des mutilés de guerre, qui veulent imposer une nouvelle main-d'oeuvre par l'établissement d'un quota d'emploi ; d'autre part, celle des pouvoirs publics, qui cherchent à introduire des innovations dans le contrat de travail des mutilés de guerre.
Abattement sur les salaires
Aprement discuté, le texte marque une inflexion majeure par rapport à la réparation pécuniaire prévue par la loi de 1831 relative aux pensions militaires. Il amorce en effet le passage d'une logique d'assistance à un nouveau paradigme ouvrant droit à une réinsertion professionnelle et à un programme en triptyque qui y prépare : rééducation fonctionnelle, rééducation professionnelle et placement. Visant les seuls mutilés de guerre (conformément au voeu des associations de dissocier les militaires des civils), ce droit à l'emploi ne remet pas en question le droit à pension. L'objectif est d'assurer une vie digne aux mutilés de guerre en complétant les pensions par les revenus du travail.
La loi introduit un principe d'obligation qui est censé garantir son efficacité. Sous la pression des associations de mutilés de guerre, elle impose à chaque employeur de plus de dix salariés de remplir un quota dont la hauteur est fixée par décret. Mais l'article 10 offre la possibilité de déroger à l'obligation d'emploi par le versement d'une redevance de 6 francs par jour et par pensionné. Cette procédure de quota avec dérogation enracine un compromis offrant de larges possibilités de contournement de la politique d'insertion professionnelle et sociale des mutilés de guerre que la loi entend promouvoir.
Par ailleurs, la loi définit le statut du travailleur mutilé de guerre. Là, le compromis l'emporte pour définir les conditions d'emploi des mutilés, et en premier lieu le niveau des salaires. Sur ce point, le patronat a fait prévaloir sa conception d'un salaire reflétant la productivité, au nom de l'égalité salariale. Si l'article 8 reconnaît bien aux mutilés de guerre le droit à un salaire "normal", l'article 10 prévoit la possibilité de pratiquer un abattement sur les salaires quand la capacité de travail du mutilé est notoirement inférieure à la capacité normale. L'abattement de salaire est plafonné à 20 % ou à 50 % du salaire normal, selon que la différence de capacité de travail dépasse ou non 50 %. Cette disposition est génératrice d'une marginalisation économique durable des handicapés.
Une application tardive et timide
En revanche, les mutilés de guerre bénéficient d'une meilleure protection contre l'arbitraire patronal. Leur contrat de travail est enrichi : la loi réglemente à la fois l'embauche - la durée maximum de l'essai est fixée - et le licenciement - le délai-congé est reconnu quatre ans avant le vote de la loi du 19 mars 1928 et la durée du préavis est fixée à deux semaines ou deux mois selon le statut du travailleur. La titularisation et le reclassement des mutilés dans l'administration et les entreprises d'Etat sont également prévus. Enfin, le certificat de capacité professionnelle, délivré par une commission spéciale, est introduit, mais il reste facultatif. S'ébauche ainsi une remise en cause de l'autorité patronale dans l'attribution des qualifications.
La loi connaît une mise en application tardive et timide. Le décret d'application, daté du 16 juillet 1925, fixe le quota d'emploi au taux arbitraire et relativement élevé de 10 %, alors que l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) avait suggéré un quota limité à 2 %. Au final, les quotas ne sont pas remplis. L'accès à l'emploi profite principalement aux mutilés les moins diminués. Les postes alloués sont généralement peu ou non qualifiés et correspondent rarement aux aptitudes des intéressés. Malgré l'adoption de la procédure des quotas d'emploi, la réparation financière continue de l'emporter sur la réinsertion professionnelle.
Le paradoxe à lever est de comprendre pourquoi une loi qui n'atteint pas ses objectifs réussit à se pérenniser. Depuis 90 ans, la loi de 1924 a fait l'objet d'extensions et a donné naissance à une longue lignée de textes législatifs (voir "Repères"). Pourtant, malgré ces améliorations et extensions, la politique française relative à l'emploi des personnes handicapées se caractérise toujours par un faible taux d'emploi de ces populations et par des niveaux de salaires qui rendent celles-ci doublement vulnérables par la santé et par le travail. La pérennité de la loi serait-elle liée à la reconduction du compromis scellé en 1924, ouvrant des possibilités de dérogation qui limitent dès l'origine les mesures d'obligation d'emploi et le droit à un salaire normal ? Ces procédures de dérogation restreignent la portée de la loi et le coût pour les entreprises, tout comme le principe de réparation forfaitaire instauré par la loi sur les accidents du travail de 1898. Les populations concernées sont rejetées du côté de l'assistance. Leur intégration imposerait sans doute la levée des concessions fondatrices.
L'emploi obligatoire des mutilés de guerre, par Georges Etlin, thèse pour le doctorat en droit, université de Nancy, 1929.
"La formation professionnelle des adultes invalides après la Première Guerre mondiale", par Jean-François Montes, Formation et emploi n° 37, janvier 1992.
"A l'origine de la réinsertion professionnelle des personnes handicapées : la prise en charge des invalides de guerre", par Pierre Romien, Revue française des affaires sociales n° 2, avril 2005.
"Handicap et inaptitude. La politique de réinsertion professionnelle en France de 1957 à nos jours", par Pierre Romien, in Les mains inutiles. Inaptitude au travail et emploi en Europe, Catherine Omnès et Anne-Sophie Bruno (dir.), Belin, 2004.