1930 : le compromis de Johannesburg sur la silicose
Organisée en 1930 par le Bureau international du travail, la conférence de Johannesburg sur la silicose a limité, sous contrainte économique, le périmètre de cette maladie. Ce qui a conduit à une méconnaissance durable du risque.
Johannesburg, 13 août 1930. Venus d'Europe, d'Amérique ou d'Australie, une quarantaine d'experts se retrouvent dans la capitale économique sud-africaine, répondant à l'appel du Bureau international du travail (BIT). Durant deux semaines, ils vont confronter connaissances et points de vue sur la silicose, affection pulmonaire provoquée par l'inhalation de poussières de silice et qui dévaste les rangs des mineurs. Cette conférence, la première que le BIT organise hors d'Europe depuis sa création en 1919, fait de celui-ci le partenaire peu ordinaire du syndicat patronal minier de la Chamber of Mines du Transvaal, province qui tire sa richesse des gisements d'or des montagnes du Rand. L'événement est motivé par le souci des systèmes de protection sociale, peu à peu mis en place dans les pays industrialisés, de conjuguer des impératifs utilitaristes de productivité et la préservation de la santé des travailleurs. A cela s'ajoutent des préoccupations nationales : il s'agit de trouver des solutions techniques, économiques et sociales rendant soutenable pour la main-d'oeuvre locale l'exploitation des ressources minières.
Nouvelle tentative du BIT, après l'échec des débats à Lyon en 1929, pour fonder des bases consensuelles à la protection des travailleurs exposés à la silice, la conférence de Johannesburg (CJ) réunit des experts de renom. Leur liste a été établie par Luigi Carozzi, directeur du service d'hygiène industrielle du BIT, et Alexander J. Orenstein, superintendant médical des mines du Rand, puis approuvée par les gouvernements concernés. Leur mission : délimiter la nosologie1 de la maladie "silicose" pour permettre d'en fixer les règles d'indemnisation. La diversité de leurs horizons disciplinaires - ils sont médecins de différentes spécialités, biologistes, hygiénistes industriels, mais aussi actuaires - atteste la nature de l'exercice. Ils ont fourni à la CJ des rapports préliminaires, à discuter en séance pour définir collectivement la silicose. Une définition qui sera résolument médico-légale, avec des enjeux socio-économiques considérables.
La sélection a écarté des indésirables. Ainsi, les Français, qui à Lyon avaient refusé de reconnaître la spécificité de la silicose comme maladie professionnelle (MP)2 , n'ont pas été conviés. Quant au Britannique Edgar Leigh Collis, inspecteur médical des usines de Sa Majesté, il est absent pour des raisons opposées. Auteur de travaux qui éclairent les effets de la silice cristalline sur l'appareil respiratoire dans de nombreux métiers (mineurs, maçons, tailleurs de pierre, ouvriers affectés au meulage, broyage...), il a une vision jugée trop extensive des dégâts sanitaires qu'elle suscite et de leur conjonction possible avec le bacille tuberculeux. Enfin, la voix des représentants des salariés est réduite à la portion congrue, supplantée par l'expertise technique.
La conférence se tient à Johannesburg pour plusieurs raisons. Les mines d'or du Rand, exploitées depuis 1886, sont très riches en silice ; or la mécanisation accroît l'intensité des expositions aux poussières, ce qui entraîne une progression dramatique de la silicose parmi les travailleurs. L'Afrique du Sud a tôt légiféré, indemnisant les mineurs pour MP dès 1912, sous condition de cessation d'activité. Un savoir médical précis sur la silicose s'y est construit et la pratique de la radiographie s'y est précocement développée. Les compagnies minières souhaitent garder longtemps en activité, et productifs, leurs personnels qualifiés - en particulier les contremaîtres originaires de Cornouailles, que la presse britannique alertait déjà du danger au début du siècle. Tout autre est leur gestion de la main-d'oeuvre noire non qualifiée, affectée aux postes les plus exposés au risque. La forte prévalence de la tuberculose fournit motif à attribuer à cette seule pathologie la mauvaise santé des travailleurs. Et à les renvoyer rapidement, sans indemnisation, vers leurs terres natales.
Ailleurs, le contexte est différent et la silicose a difficilement (ou pas du tout) fait son chemin dans la protection sociale. Elle a par exemple été reconnue comme MP au Royaume-Uni en 1918, mais hors les mines de charbon (!), qui n'entreront dans le champ de la réparation que dix ans plus tard, avec des conditions drastiques.
Les mines, et rien d'autre
Le seul fait que le BIT réussisse à organiser la conférence marque une reconnaissance mondiale de la silicose en tant que MP. Il faudra lui trouver une réponse sociale. Cette avancée débouche en 1934 sur la convention internationale C42 sur la réparation des MP. Elle inclut la silicose, là où la convention de 1925 l'avait exclue. La définition retenue de la maladie est toutefois peu opérationnelle. En 1958, des radiographies fourniront un standard international d'aide au diagnostic.
Sur le contenu et la méthode, la marque imprimée par la CJ à l'histoire de la silicose et de la santé au travail est très forte, comme le montre le projet de recherche Silicosis (voir encadré). Alors que la silice, composante minérale majeure de l'écorce terrestre, est impliquée dans de nombreux process manufacturiers, seul le secteur minier est retenu. Cette restriction limite pour longtemps la vigilance médicale et les possibilités d'indemnisation pour les autres secteurs concernés (industrie des détergents en poudre, bâtiment, agriculture...) et elle occulte les effets de la silice dans des pays où l'activité minière a cessé depuis. De plus, la question des cocktails d'expositions est étudiée mais écartée. Enfin, la définition votée par les conférenciers concentre l'attention sur des expositions d'intensité modérée et de longue durée (qui ne sont pas celles des travailleurs noirs). Ignorant les manifestations précoces de la maladie (bronchiolites, granulomes), elle cantonne son "histoire naturelle" à trois stades pathologiques déjà avancés... qui se trouvent correspondre à la silicose alors indemnisée en Afrique du Sud.
Victoire très relative, compromis médico-social sous contrainte économique, modèle pour toute négociation à venir sur les maladies professionnelles, la conclusion de la conférence a créé une durable myopie sur la toxicité de la silice. Une toxicité toutefois remise en débat depuis qu'en 1996 le Centre international de recherche sur le cancer a classé cette substance comme "cancérogène avéré".
"From silicosis to silica hazards : an experiment in medicine, history, and social sciences", par P.-A. Rosental, D. Rosner et P. D. Blanc, American Journal of Industrial Medicine, vol. 58, n° S1, novembre 2015.
"Risques liés à la silice cristalline : avérés ou non encore connus ? Doutes et recherche de preuves sur des maladies professionnelles et environnementales", par C. Cavalin, P.-A. Rosental et M. Vincent, Environnement, Risques & Santé, vol. 12, n° 4, juillet-août 2013.
"Silice, silicose et santé au travail dans le monde globalisé du XXIe siècle", par F. Carnevale, P.-A. Rosental et B. Thomann, in Risques du travail : la santé négociée, C. Courtet et M. Gollac (dir.), La Découverte, 2012.