A Nutréa, les salariés sont traités... au pesticide
Des salariés de l'agroalimentaire gravement intoxiqués suite à des expositions massives à des pesticides ont décidé de porter plainte en justice. Une action soutenue par l'union syndicale Solidaires et des associations écologistes.
« Un territoire, des hommes, la vie ! »... Plusieurs tribunaux risquent de contredire l'enthousiaste slogan du groupe agroalimentaire breton Triskalia, fusion de trois coopératives agricoles. L'une de ses filiales, Nutréa, est désormais soumise à un calendrier judiciaire chargé. Elle est la cible d'une plainte pour atteinte à l'intégrité physique et utilisation de produits interdits. Elle affrontera devant le tribunal des affaires de Sécurité sociale (Tass) une action visant à faire reconnaître la « faute inexcusable de l'employeur ». Enfin, elle devra comparaître aux prud'hommes suite à une procédure pour licenciements abusifs. L'ensemble de ces actions, menées par plusieurs salariés, sont soutenues par l'union syndicale Solidaires et trois associations écologistes ou citoyennes (Générations futures, Phyto-victimes et Attac).
Tout commence en 2009, près de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor). Un silo contenant 20 000 tonnes de blés, destinés à l'alimentation animale, est infesté de charançons et autres insectes. L'entreprise avait, semble-t-il, coupé la ventilation nocturne du silo pour réaliser des économies. Résultat : les salariés doivent, plusieurs semaines durant, asperger les céréales d'insecticides. Certains sont ensuite victimes de maux de tête, de douleurs, de problèmes respiratoires, voire de saignements, de brûlures au visage ou au cuir chevelu, et de vomissements. Les arrêts de travail se multiplient.
Un produit cancérigène et neurotoxique interdit
Les salariés découvrent que, lors de plusieurs fumigations, l'un des produits phytosanitaires utilisés était du Nuvan Total : un pesticide cancérigène et neurotoxique totalement interdit à l'utilisation depuis 2007. D'autre part, il semble que le dosage des insecticides n'a pas du tout été respecté : la pompe était réglée sur un débit de 48 % au lieu de 10 %. Selon un salarié, les analyses auxquelles a procédé l'entreprise montrent que les doses présentes sur les céréales sont sept fois supérieures au seuil autorisé. Enfin, le délai avant que le personnel puisse de nouveau pénétrer dans le silo - au moins 48 heures après traitement - a été ignoré.
Des accidents du travail sont déclarés. Et le médecin du travail confirme l'existence de pathologies chez 18 des 70 employés du site. Une plainte est alors déposée pour atteinte à l'intégrité physique et utilisation de produits interdits par deux salariés, Laurent Guillou et Stéphane Rouxel, auprès du parquet de Guingamp. Mais celui-ci décide de la classer sans suite. Les négociations avec la direction s'éternisent, puis sont rompues en mai 2011... Juste avant le licenciement des deux plaignants pour inaptitude. Entretemps, à la faveur de la réforme de la carte judiciaire, le parquet de Saint-Brieuc a hérité de la plainte et décidé de rouvrir l'enquête préliminaire. « La direction ne conteste pas l'origine des contaminations. Mais elle évoque une simple erreur », explique François Lafforgue, l'avocat des salariés, qui demande notamment des « investigations supplémentaires sur les conditions dans lesquelles le produit interdit a été retiré des locaux » suite à son utilisation. Tous attendent désormais la décision du parquet.
Si la plainte aboutit, Nutréa risque une amende et ses dirigeants une peine d'emprisonnement. Une sanction qui pourrait également concerner l'état-major du groupe Triskalia. La reconnaissance d'une « faute inexcusable de l'employeur » par le Tass améliorera l'indemnisation des victimes au titre des accidents du travail. Enfin, si les licenciements sont jugés abusifs par les prud'hommes, les deux salariés pourront être là aussi indemnisés en conséquence. « Une certaine omerta règne sur les dossiers liés à l'utilisation des produits phytosanitaires », confie François Lafforgue. Chez les salariés de l'agroalimentaire, comme chez les agriculteurs, les langues commencent à se délier.