A Renault Flins, la parole ouvrière remonte la chaîne
Les ouvriers référents de Renault Flins, élus par leurs pairs, font remonter les problèmes de qualité et de conditions de travail rencontrés sur la chaîne. Une démarche porteuse d'améliorations, soutenue par l'employeur et les syndicats
Depuis plus d'un an, sur le site de Renault Flins, dans les Yvelines, des ouvriers élus par leurs pairs - les référents - sont chargés de signaler les dysfonctionnements sur la chaîne de production, afin de préserver la santé de leurs collègues et la qualité du travail. Ce dispositif, mis en place en mai 2014 au département montage1 , après une expérimentation menée sur deux ans au secteur des portes par des chercheurs du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), a été étendu depuis le mois de juin à deux autres départements : l'emboutissage et la peinture. La tôlerie l'adoptera à l'automne, l'usine entière en 2016.
Lors d'un colloque mi-juin, Jean Agulhon, directeur des ressources humaines France de Renault, et Thierry Charvet, ancien responsable du site de Flins devenu depuis directeur des performances des fabrications du groupe, ont présenté la démarche avec des chercheurs du Cnam, chiffres à l'appui. En un an, les référents ont listé 1 189 dysfonctionnements auprès des 600 ouvriers du montage. Environ 22 % des problèmes ont porté sur des questions de sécurité et d'environnement, avec un taux de traitement de 66 %.
Prudence de mise
Le plus souvent, les dysfonctionnements ont été résolus au niveau des postes, sans remonter au chef d'atelier. Dans la foulée, Jean Agulhon a annoncé "une baisse de l'absentéisme" et une forme de "pacification" des relations de travail, liées pour lui au dispositif. De quoi ouvrir la voie à sa mise en oeuvre dans d'autres sites français du constructeur automobile.
Pourtant, les données sur l'absentéisme sont à prendre avec des pincettes, selon Jean-Yves Bonnefond, psychologue du Cnam, qui précise que le taux a littéralement "explosé à l'été". En cause : les aménagements successifs de la chaîne de production (cadence, configuration des postes...). Une équipe de nuit a ainsi travaillé de février à mai, "déséquipant les équipes de jour", commente le chercheur. En juin, un nouvel aménagement a créé des postes difficiles et "les référents n'avaient plus le temps d'assurer leur rôle", constate-t-il. Fin août, l'usine a rouvert après un mois de travaux avec une cadence augmentée, et une équipe de nuit est remise sur pied cet automne. La production est sous tension. "En ce moment, on perd 100 véhicules par jour suite à des pannes. Ils mobilisent des opérateurs à la retouche tout le samedi en heures sup'", déclare Pascal Michalak, délégué CFE-CGC du site.
Concernant les indicateurs de santé, la prudence est aussi de mise. Les données de visites à l'infirmerie ont été présentées en interne, mais la direction a refusé de communiquer sur le sujet. Si le dispositif a bien pour objectif d'améliorer les situations de travail et de diminuer les troubles musculo-squelettiques (TMS), les chercheurs du Cnam estiment que les réaménagements de la chaîne peuvent avoir des effets décalés dans le temps. Par ailleurs, pour Michel Sailly, ancien ergonome maison et expert pour la CFDT, "chez Renault, les postes sont trop engagés" : quand le temps opératoire déborde à 1 minute et 20 secondes, alors que le temps de cycle moyen prévu par les ingénieurs est de 1 minute, les opérateurs accélèrent l'allure pour ne pas couler. Une source de TMS. L'ergonome considère néanmoins que le "processus d'écoute des salariés" initié par le dispositif des référents "est déterminant pour réduire les TMS".
Flou sur les TMS
Ces pathologies demeurent un sujet d'inquiétude pour les syndicats, au vu de la dureté de certains postes. "On a de plus en plus de jeunes qui développent des maladies professionnelles après deux ou trois ans de chaîne", confie Ali Kaya, délégué CGT et membre du CHSCT. Le flou demeure sur l'ampleur des TMS, qui ne sont "pas recensés pour les intérimaires", poursuit-il. Or ces derniers "tiennent des postes difficiles que les Renault n'acceptent pas", note Brahim El Kartoum, délégué CFDT et secrétaire du CE.
Malgré les accrocs et les fragilités, les chercheurs du Cnam croient cependant à la robustesse du dispositif, qui met en visibilité les conditions de travail réelles. En juin, une grève a ainsi éclaté dans un tronçon de montage où commence l'habillage cabine, avec beaucoup de postures générant des TMS. "Un nouveau poste mal conçu ne passait pas et rien n'était fait malgré les alertes du référent, raconte Belkacem Ihamouine, ancien chef aux portes devenu directeur adjoint à la qualité l'an dernier et pilote du dispositif. Les chefs étaient préoccupés par les problèmes sur le tronçon d'à côté, où la production était perturbée par des robots téléguidés." Pour limiter les difficultés liées aux aménagements de la chaîne de production, les référents proposent également que "des opérateurs et chefs d'unité soient intégrés dans la conception très en amont", relate Belkacem Ihamouine, indiquant que "le directeur est preneur". Une proposition débattue en interne. "Cette remontée d'expériences existe déjà, observe Olivier Clairefond, délégué syndical central CFE-CGC, lui-même ancien ingénieur des méthodes. Mais on peut l'améliorer par la juste valorisation des problématiques opérateurs, notamment en termes de santé, face aux problématiques usine (coût de la minute/prix de la pièce)."
Les syndicats adhèrent
Autre signe prometteur, plusieurs syndicats de l'usine adhèrent désormais au dispositif. La CFDT locale "a franchi le cap", au point de faire du système sa "religion", soutient Franck Daoût, délégué syndical central, avant d'ajouter : "On est revenu aux fondamentaux de notre métier : le syndicalisme de proximité." De son côté, la CGT voit dans le dispositif une forme de "continuité" de ce qu'elle fait "tous les jours", affirme Fabien Gâche, délégué syndical central. La liste unique de problèmes (LUP), où les dysfonctionnements sont recensés, est "une machine de guerre pour tenir l'inventaire des problèmes de l'usine", lance le syndicaliste, même s'il regrette que l'accès y soit encore trop restreint. L'impatience commence même à poindre. "La direction biaise : elle résout les demandes qui l'arrangent et ne lui coûtent rien", critique Ali Kaya. "Il faut s'attaquer au manque structurel de personnel", insiste Fabien Gâche. "Maintenant que nous avons adhéré, on va commencer à se fâcher. Ce n'est pas possible de gâcher un tel élan", renchérit Franck Daoût.
Pour le psychologue du travail Yves Clot, qui a animé l'équipe de recherche du Cnam, la dynamique tripartite associant opérateurs, syndicats et employeur est "le véritable diapason" permettant d'évaluer la vitalité du dispositif. Le comité local réunissant les représentants syndicaux, la direction de l'usine, les référents des opérateurs et des chefs d'unité est encore "sous-investi", selon lui. Les syndicats semblent néanmoins avoir saisi la balle au bond. Et de son côté, la direction va créer des "pilotes", qui rendront compte aux référents de l'avancée de la résolution des problèmes relevant de leur niveau ou de celui de l'ingénierie.
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Lire "Le travail prend la parole à Renault Flins", Santé & Travail n° 88, octobre 2014.