A travail insoutenable, emploi instable
Pour différentes populations de travailleurs précaires, les périodes de sous-emploi subies régulièrement apparaissent comme des respirations bienvenues face à des conditions de travail pénibles. Au risque de les ancrer dans la précarité et d’entretenir des formes de travail délétères.
En quoi les conditions d’emploi affectent-elles la santé des travailleurs et travailleuses ? C’est ce que proposait d’explorer une recherche collective, dont les résultats ont été récemment publiés sur le site de la direction de l’Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail. Pour ce faire, plusieurs situations qui s’écartent de la norme de l’emploi salarial à durée indéterminée ont été étudiées, à travers trois populations : des intérimaires du secteur privé, des contractuels à durée limitée de la fonction publique et des auto-entrepreneurs. L’étude articule une analyse statistique des données issues de deux enquêtes nationales, Conditions de travail et risques psychosociaux (CT-RPS 2016) et Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer 2017), avec plus de cent entretiens, afin d’analyser plus finement les conditions de travail et les trajectoires socio-professionnelles au sein de ces trois populations.
Un vécu hétérogène
Un défi important consiste à faire sens de l’hétérogénéité des expériences vécues : ces situations d’emploi instables peuvent être interprétées de façon très différente selon le niveau de qualification, l’âge, le genre, la trajectoire socio-professionnelle passée, la durée de cette expérience d’emploi, etc. Pour les contractuels de la fonction publique, cette variété des expériences affecte à la fois leur rapport à l’emploi et la manière dont chacun perçoit et fait face aux conditions de travail, déterminant ainsi les possibilités de construction et de préservation de la santé au travail. Nonobstant, toutes les populations connaissent très souvent une situation de sous-emploi, qui peut prendre des formes diverses, comme un volume insuffisant d’heures travaillées sur une période donnée, un temps partiel contraint, un faible revenu dégagé de l’activité ou une sous-utilisation des compétences.
Les auto-entrepreneurs se trouvent ainsi en situation de ce que nous proposons d’appeler une « sous-indépendance » : leur indépendance est rendue possible sous conditions d’autres ressources, accumulées au long de la vie professionnelle antérieure, fournies par la protection sociale ou encore par le conjoint ou la conjointe. Ces ressources permettant le maintien dans cet emploi d’appoint. Les contractuels de la fonction publique sont quant à eux très souvent à temps partiel (la moitié des CDD des fonctions publiques d’Etat et territoriale est concernée) et fréquemment sur-qualifiés pour les postes occupés. Cela est particulièrement marqué pour les femmes. Les intérimaires sont également à temps partiel – c’est le cas de près de la moitié du panel d’enquêtés, surtout des femmes – et leur emploi a un caractère intermittent. Beaucoup partagent une même expérience de privation des droits sociaux, de déqualification du travail, de mépris et de disqualification sociale.
Le sous-emploi, condition pour « tenir »
Dans chacun des cas, le sous-emploi affecte fortement le vécu des conditions de travail et le rapport à la santé au travail. Son caractère temporaire, limité dans le temps apparaît même comme une condition pour « tenir » : en l’absence d’accès aux congés payés, ce sont souvent les périodes de chômage ou d’inactivité entre deux contrats qui permettent de compenser les effets physiologiques et psychologiques d’une activité de travail éprouvante, intense et pénible. C’est particulièrement vrai pour les intérimaires et cela affecte leur aspiration à évoluer vers un emploi plus stable : les mêmes conditions de travail dans une configuration d’emploi qui deviendrait continue et à temps plein paraissent insoutenables à moyen ou long terme. L’insoutenabilité du travail entretient alors l’instabilité de l’emploi. Et inversement, l’instabilité de l’emploi entretient le silence autour de situations de travail délétères et leur invisibilité.
L’étude fait également ressortir, de façon contre-intuitive, la centralité des relations de travail dans l’expérience de cette condition de sous-emploi. Dans le cas des contractuels, le collectif de travail constitue une ressource décisive pour faire face aux exigences du travail, et notamment pour soutenir les personnes dans des situations de harcèlement, qui paraissent relativement fréquentes. Pour les intérimaires, les collectifs de travail jouent un rôle plus ambivalent. Sans être absents, ils ne peuvent être considérés comme une ressource pérenne pour réaliser un travail de qualité et préserver sa santé. Les rappels permanents et multiformes de leur condition extérieure au salariat stable renvoient sans cesse les intérimaires à une gestion individuelle des enjeux de santé. Les relations de travail marquent également fortement le vécu des auto-entrepreneurs. Leur rapport domestique au travail notamment leur relation avec la clientèle qui se régule à travers des pratiques informelles, induit une gestion individuelle et solitaire des risques professionnels.
Le suivi médical inopérant des intérimaires
Enfin, l’étude montre que le constat récurrent de la sur-accidentalité des intérimaires dissimule les lacunes dans l’objectivation et la prise en charge de leurs expositions professionnelles. Il s’agit moins d’une ignorance, que de dispositifs de suivi qui peinent à déclencher et équiper l’action de prévention : le dispositif de gestion des risques professionnels associés au travail intérimaire révèle régulièrement à ses acteurs ses propres limites tout en les maintenant dans une situation qui les rend incapables d’y répondre efficacement.