© FNMF/N. Mergui
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Accidents du travail : 250 millions pour améliorer la réparation

par Camille Bernagout / 28 juin 2024

Santé & Travail a pris connaissance du « relevé de décisions » des partenaires sociaux sur le projet de réforme de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles et vous livre sa première analyse d’un changement majeur de la loi historique de 1898.

La nouvelle majorité qui sortira des urnes le 7 juillet 2024 aura la possibilité de changer la vieille loi de 1898 sur la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP). Après presque neuf mois de négociation depuis l’échec douloureux, à l’automne, de la transposition dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) de l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023, organisations syndicales et patronales ont accouché le 25 juin d’un relevé de conclusions définitif que Santé & Travail a pu se procurer. Ce sera ensuite à l’exécutif, aidé par la direction de la Sécurité sociale (DSS) du ministère de la Santé, d’en préparer la transposition dans le PLFSS 2025.
Les enjeux ne sont pas minces car il est de notoriété publique que l’indemnisation des AT-MP est de plus en plus en décalage avec celle des victimes de dommages corporels liés à d’autres risques. En particulier, depuis un arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 considérant qu’en cas de faute inexcusable de l’employeur (FIE), la rente octroyée à la victime en réparation de ses préjudices ne comprenait pas l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent (DFP) ; ce dernier devrait donc être indemnisé en plus de la rente. Un coup dur pour les entreprises. 

Indemnisation du déficit fonctionnel permanent

D’aucuns ont vu dans la rédaction, il est vrai ambigüe de l’ANI, la main du patronat désireux de remettre en cause cette nouvelle jurisprudence plus favorable aux victimes. Cette fois, la rédaction du relevé de décision du 25 juin lève le doute. « Il résulte de cette jurisprudence, peut-on lire dans ce document, que le rétablissement du caractère dual de la rente1 ne peut consister simplement à affirmer qu’elle indemnise également le déficit fonctionnel permanent (DFP), comme c’était le cas antérieurement à la jurisprudence précitée. En conséquence, le caractère dual de la rente doit s’exprimer au travers de modalités d’indemnisation spécifiques du DFP, décorrélées – pour l’indemnisation de ce dernier – du salaire de la victime. » Et ce dès la reconnaissance de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle, c’est-à-dire avant toute procédure judiciaire en FIE.
Et la suite du document de détailler les mesures plus précises pour intégrer les préconisations des partenaires sociaux pour une « nouvelle architecture générale d’indemnisation des AT-MP ».  
Avec, donc, une double rente, l’une indemnisant la part professionnelle comme avant, et l’autre, nouvelle, la part fonctionnelle. Si la formule de calcul de cette part professionnelle demeure inchangée, on devrait voir se renforcer une majoration de la rente pour tenir compte de « l’incidence professionnelle qui peut résulter de la dévalorisation de la victime sur le marché de l’emploi ». S’agissant de la nouvelle rente « fonctionnelle », les partenaires sociaux demandent que soit retenue la définition du DFP de la nomenclature dite « Dintilhac », bien connue en droit civil de la réparation du dommage corporel. Selon le document paritaire, « le déficit fonctionnel permanent s’entend comme un préjudice personnel post-consolidation qui se compose des trois éléments suivants : les atteintes aux fonctions physiologiques ; les douleurs physiques et morales permanentes et la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence ». Deux aspects fondamentaux émergent de ce relevé de décisions très technique. Tout d’abord, les victimes ayant un taux d’incapacité permanente partielle (IPP) inférieur à 10 % seront indemnisées alors que ce n’était pas le cas dans le PLFSS 2024. Un progrès très important, car ces victimes sont les plus nombreuses (60 % des victimes d’AT-MP), qui devrait coûter 107 millions d’euros supplémentaires à la branche chaque année selon l’annexe financière du relevé de décisions. 

Le risque d’une rente faible

Ensuite, s’agissant des taux d’IPP supérieurs à 10 %, les partenaires sociaux n’ont répondu que partiellement au souhait des associations de victimes (Fnath, Andeva, Anadavi…) d’une indemnisation en capital et non en rente du DFP, comme cela se pratique en droit de la réparation du dommage corporel. Le principe reste la rente, mais une partie pourra être versée en capital pour les taux d’incapacité supérieurs à 50 % (accident ou maladie grave mais sans excéder le plafond annuel de la Sécurité sociale de 46 368 euros). 
Ce choix, que les organisations syndicales ne sont pas parvenues à remettre en cause totalement, entraîne un coût relativement modeste de la mesure phare d’indemnisation du DFP, qui est estimée dans le relevé à 13 millions d'euros par an2 . C’est seulement trois millions d’euros de plus que le budget prévu dans la version initiale du PLFSS 2024. Le risque est d’aboutir à une rente très faible pour une majorité de victimes, et à un versement limité aux victimes de cancers professionnels alors que leur espérance vie est réduite. Pour ces dernières, le versement sous forme de rente est particulièrement défavorable. Au total, l’impact financier des différentes mesures prévues par les partenaires sociaux (et qui ne sont pas toutes détaillées ici) est estimé à 249 millions d’euros pour l’année 2025. A terme, la montée en charge du dispositif des rentes, prévue sur une période de trente ans, devrait coûter à lui seul à la branche AT-MP la somme de 392 millions d’euros par an.
L’autre gros morceau du dispositif est celui de la faute inexcusable de l’employeur, une procédure judiciaire qui permet à la victime, en cas de manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, d’obtenir une indemnisation complémentaire à la réparation forfaitaire des préjudices découlant de son accident du travail ou de sa maladie professionnelle. On se souvient que c’est ce point dur qui avait fait capoter la transposition de l’ANI dans le PLFSS, fin 2023. Les organisations syndicales et les associations de victimes avaient estimé que la transposition telle que formulée par l’exécutif revenait à annihiler la jurisprudence du 20 janvier 2023 plus favorable aux victimes.

Incertitudes

Avec la nouvelle architecture de l’indemnisation forfaitaire, le sort de la FIE reste très incertain, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, comme pour la réparation de base, tout dépend des modalités de versement de la réparation complémentaire du DFP : en capital ou en rente. Dans le premier cas, le nouveau dispositif sera beaucoup plus favorable aux victimes surtout si celles-ci s’engagent dans une procédure judiciaire ; dans le second cas, la rente pour indemniser le DFP, en réparation de base puis en FIE, fera beaucoup de perdants par rapport aux niveaux d’indemnisation octroyés par les pôles sociaux des tribunaux judiciaires depuis les arrêts de janvier 2023.
Autre incertitude : quelle sera l’issue des travaux de la future « commission des garanties », prévue dans l’ANI du 15 mai 2023 et reprise dans le relevé de décisions paritaire au point 2 du dispositif ? Tout dépendra de la capacité de cette commission qui siégera au sein de la CAT-MP (commission des accidents du travail et des maladies professionnelles de l’Assurance maladie) à peser sur des éléments clés de l’indemnisation, notamment l’évaluation du DFP par le médecin conseil. Le sort du niveau des montants qui seront attribués aux victimes est entre ses mains. 
Enfin, une dernière inconnue, et pas des moindres, réside dans la transposition de cet accord dans le PLFSS. Au-delà de l’incertitude politique, liée au résultat des élections législatives anticipées du 7 juillet prochain, il demeure également une ambiguïté sur le tempo du dispositif censé entrer en vigueur au 1er janvier 2025… Comment la loi de financement de la Sécurité sociale, votée par le parlement aux alentours du 20 décembre 2024, va-t-elle pouvoir déterminer un budget pour la branche AT-MP quand le montant des dépenses sera entièrement dépendant, et dans de fortes proportions, des travaux de cette fameuse commission de suivi qui n’interviendront pas avant cette date ?

  • 1Le caractère dual de la rente est issu d’un revirement de jurisprudence de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation qui a considéré, en 2009, que la rente AT-MP indemnisait la perte de capacité de gain et les souffrances physiques et morales endurées. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a mis fin à cette interprétation restrictive le 20 janvier 2023.
  • 2Cette somme de 13 millions d’euros ne vaut que pour la première année ; puisqu’il s’agit d’une rente, celle-ci perdure au fil des ans et donc, la seconde année de mise en œuvre du dispositif voit s’ajouter 13 millions d’euros supplémentaires et ainsi de suite. La montée en charge devrait se faire sur une période de trente ans et coûter 392 millions d’euros en fonctionnement stabilisé.
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