Accidents du travail : les combines des "cost killers"
Malgré des réformes réglementaires qui leur ont compliqué la tâche, les cabinets de cost killers permettent toujours aux entreprises de réduire leurs coûts en matière d'accidents du travail-maladies professionnelles, en rusant avec les règles médico-légales.
On les appelle des cost killers, selon la terminologie des grands cabinets anglo-saxons. Littéralement, des "tueurs de coût". En France, ils se présentent auprès des entreprises comme des conseils en optimisation des coûts accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP). Au milieu des années 1990, avec la vague des procédures judiciaires engagées par les victimes de l'amiante et la flambée des cotisations ainsi générée pour de grosses entreprises, des grands noms comme Alma Consulting Group ou Lowendalmasaï ont flairé le filon. Ils ont proposé des solutions clés en main pour réduire la facture. Sur le dos de la branche AT-MP de la Sécurité sociale. Comme les failles procédurales ne manquaient pas, ça marchait à tous les coups. Mais, face à l'industrialisation des contestations, qui vidait de son sens un système de tarification censé inciter à la prévention (voir "Repères" ci-contre), les pouvoirs publics ont réagi en encadrant mieux l'instruction des dossiers par les caisses primaires d'assurance maladie ainsi que les possibilités de recours pour les entreprises (voir "Repères" page 7). Ces changements auraient "diminué les procédures à la chaîne et les contestations de forme", selon un magistrat d'un tribunal des affaires de Sécurité sociale (Tass).
Une activité très prospère
Sauf que, depuis, les cost killers se sont adaptés et organisés. Et ont rodé leur discours. Les entreprises auraient encore davantage besoin "d'experts comme nous pour les accompagner vers une gestion optimale de leurs risques professionnels, car ce domaine spécifique nécessite une connaissance pointue du sujet et une réactivité accrue", argumente Charles-Henri Watine, manager du pôle risques professionnels du cabinet Lowendalmasaï. "En Alsace, c'est toujours le même cabinet qui conteste systématiquement la reconnaissance de certaines maladies professionnelles liées à l'épaule, telles que la tendinopathie", observe Jean-Luc Raymondaud, secrétaire régional de la CFDT Alsace, qui siège à la commission MP du Conseil d'orientation sur les conditions de travail (Coct). Et d'ajouter : "Nous pensons que cette contestation est organisée au niveau des branches professionnelles, par exemple l'Union des industries et métiers de la métallurgie. Les dossiers sont tous montés selon le même modèle de défense."
Les cost killers ont dû aussi faire face aux attaques judiciaires du Conseil de l'ordre du barreau, qui les accusait de pratiquer illégalement la profession d'avocat et qui a obtenu gain de cause. Même pas peur ! "Ils engagent davantage de frais en interne en ayant recours à des avocats, mais leur activité est toujours très prospère", croit savoir Me Bruno Lasseri, associé au cabinet LL Avocats, à qui Alma Consulting sous-traite la partie réservée aux robes noires. D'autant que, selon lui, "les entreprises aguerries pratiquent tout de même le contentieux conservatoire. Elles contestent systématiquement en saisissant le Tass et annulent ensuite la procédure si le dossier est vide". Quitte à payer au prix fort des cabinets d'avocats comme le sien, qui facture 1 000 euros une simple saisine du Tass.
Empêcher les déclarations d'accident
Avant d'en arriver là, le plus simple, pour les entreprises, reste encore de faire en sorte qu'il n'y ait pas de déclaration d'accident. "Quand un intérimaire avait un accident du travail, nous lui proposions des bons d'achat et lui garantissions de ne pas l'embêter pendant ses jours de repos s'il se mettait en arrêt maladie plutôt que de déclarer un AT", raconte une ancienne assistante RH d'une agence d'intérim rennaise. Et ainsi, l'Assurance maladie se retrouve à payer les jours d'arrêt d'un salarié sans que les comptes de l'employeur en subissent les conséquences. "Le problème de la sous-déclaration s'amplifie, assure Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fnath (Association des accidentés de la vie). Les entreprises proposent au salarié de le payer pour qu'il reste chez lui, en lui disant qu'on ne va pas se lancer dans des paperasses pour si peu." Car, dit-il, si les accidents du travail graves sont délicats à camoufler, "c'est difficile de ne pas céder à la pression des employeurs, surtout en période de crise, s'agissant des AT les moins graves, du moins en apparence... Seulement, en cas de rechute ou de dégradation, les salariés se retrouvent dans des situations inconfortables, avec une moindre indemnisation D'autres entreprises incluent des primes "zéro accident" dans leurs outils de prévention des risques professionnels, ce qui incite à sous-déclarer les AT... Une prime d'intéressement était par exemple indexée au nombre d'AT dans les entrepôts Amazon jusqu'à la fin de l'an passé.
Si cela ne suffit pas, des grosses entreprises des secteurs où la sinistralité est importante, comme l'agroalimentaire, la logistique, la grande distribution ou les transports, font appel à des cost killers dès cette première étape. Les employeurs ont seulement 48 heures pour déclarer un accident du travail. "C'est rapide, et quand les pompiers interviennent sur site, l'impact psychologique est très important, explique Anne-Laure Tessier, responsable marketing du cabinet Alma Consulting. Les responsables RH ou les personnes en charge de la déclaration ne se sentent pas toujours légitimes à émettre des réserves, ils ne prennent pas forcément le recul nécessaire. Or, en cas de malaise, par exemple, il reste des interrogations sur son origine : celle-ci est-elle professionnelle ou non ? L'appui des avocats est important." Idem, poursuit-elle, pour "les accidents du lundi matin" : "Le salarié s'est-il fait une entorse sur son lieu de travail, ou bien la veille, en jouant au football, par exemple ? Tout le monde se connaît dans l'entreprise, les autres salariés savent très bien ce qui se passe réellement." Alors les cabinets proposent des formations aux responsables RH des entreprises pour apprendre à remettre systématiquement en cause chaque déclaration.
D'ailleurs, quand la réforme de la tarification des cotisations était encore en pourparlers en 2009, les cost killers comme Alma Consulting avaient tenté d'influencer moralement les négociateurs, comme Bernard Salengro, représentant de la CFE-CGC à la commission AT-MP de la Sécurité sociale. Le fait que les taux mixtes ou individuels des moyennes ou grandes entreprises soient indexés sur la durée des arrêts maladie ne leur convenait pas. "Cela leur mettait des bâtons dans les roues, car c'était un levier qu'ils ne savaient pas actionner", commente le représentant du syndicat des cadres.
Pressions sur les médecins et les caisses
Quatre ans plus tard, les cost killers ont su s'adapter. Il arrive qu'ils fassent pression sur les médecins traitants des salariés, dont le nom est indiqué sur les feuilles d'arrêt. "Ils les appellent pour les prévenir qu'ils vont recevoir untel à leur cabinet et leur demandent que l'arrêt maladie suite à l'AT-MP soit de courte durée ou qu'en tout cas il ne dépasse pas les seuils clés", précise Bernard Salengro. Car, désormais, comme pour les impôts, le système fonctionne par tranches : 3, 15, 46, 150 jours d'arrêt. Au-delà de chacun de ces chiffres, le nombre de points de cotisation grimpe. Le but est de ne pas dépasser ces paliers. "Les cost killers réfléchissent uniquement aux effets de seuil et n'incitent pas leurs clients à réfléchir à la gravité des accidents ni aux moyens de les prévenir. Seule l'appréciation financière compte. D'ailleurs, le cabinet est rémunéré au prorata de ce qu'il a réussi à faire économiser", témoigne une avocate qui a travaillé pour un de ces cabinets. Au-delà de 150 jours d'arrêt, les cotisations n'évoluent plus, "alors ils ne se préoccupent pas des arrêts de plus de cinq mois. Pour eux, un arrêt de six mois, cinq ans ou un décès, peu importe, cela revient au même", grince-t-elle.
Les pressions s'exercent également auprès des caisses primaires d'assurance maladie"Nous recommandons aux entreprises d'être vigilantes et, le cas échéant, d'écrire des courriers aux caisses en s'étonnant de la longueur de certains arrêts de travail, pour que le médecin-conseil puisse vérifier la cohérence de l'arrêt avec le fait accidentel initial", décrit Anne-Laure Tessier. Certaines entreprises font aussi appel à des sociétés de contrôle médical comme Mediverif, "de plus en plus suite à un accident du travail", remarque Franck Charpentier, son directeur. D'autant que la visite au domicile d'un médecin coûte à peine une centaine d'euros aux employeurs. "Même si les caisses n'incluent pas ces examens de contrôle dans leurs dossiers, cela vaut le coup pour mettre la pression aux salariés, vante le patron de Mediverif. D'un point de vue managérial, c'est important : ils savent que s'ils abusent, ils peuvent se faire contrôler, que personne n'est dupe et qu'on les a à l'oeil." Il se frotte les mains : depuis qu'il a créé son entreprise il y a dix ans, elle connaît chaque année une progression à deux chiffres.
Conscientes de l'implication financière des arrêts de longue durée, les entreprises ne vont pas, tient à souligner Anne-Laure Tessier, "faire revenir un salarié de force sous prétexte que son arrêt implique un classement dans la tranche du dessus, mais elles travaillent à aménager les postes pour que les salariés puissent reprendre plus tôt le travail, en accord avec le médecin-conseil de la caisse, le médecin du travail et les instances représentatives du personnel". Pour sa part, Bernard Salengro note que "dans le secteur tertiaire, dans la vente ou la banque par exemple, il est plus facile de faire revenir un salarié plus tôt en lui disant qu'il sera assis. On l'observe d'autant plus dans les entreprises qui mènent des campagnes "zéro accident", censées améliorer la prévention".
En plus du Tass, les cost killers ont intégré dans leur stratégie le tribunal du contentieux de l'incapacité (TCI, voir interview ci-dessous). "C'est un contentieux très technique, nous arrivons facilement à montrer que le taux d'incapacité est erroné, nos clients sont très enclins à y aller", confirme Me Lasseri. Car ils obtiennent généralement gain de cause : au TCI, les employeurs remportent leur recours dans 63 % des cas (contre 45 % pour les assurés) ; à la Cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail (Cnitaat), dans 55 % des cas (contre 27 % pour les assurés) ; à la Cour de cassation, dans 73 % des cas (contre 40 % pour les assurés). Ainsi, Jacques Gien, président du TCI de Marseille, voit débarquer "des bataillons d'avocats de Paris et de Lyon, mais jamais les employeurs eux-mêmes, de grandes entreprises qui sous-traitent le contentieux".
La prévention, vraie source d'économies
Reste à savoir si cette stratégie est payante à long terme ou si la prévention ne constituerait pas au final un meilleur investissement. Pour Me Lasseri, "c'est une vraie question... Avec l'augmentation des procédures en faute inexcusable de l'employeur, certaines entreprises sont très précautionneuses, d'autres beaucoup moins. Quand nous demandons les rapports du CHSCT, nous sommes parfois très surpris du manque de documents. Pourtant, quand les entreprises sont investies dans la prévention, l'accidentologie est bien moindre". Vincent Daffourd, président de Chèque santé, l'a compris et incite à la prévention sa centaine d'entreprises clientes, "essentiellement des grands groupes déjà investis dans la responsabilité sociétale des entreprises". Il met en avant deux chiffres. Le premier, issu d'une étude de l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail : 1 euro investi dans la prévention équivaudrait à 13 euros de bénéfice net. Le second : le coût de l'absentéisme se serait élevé à 8,8 milliards d'euros en 2013, selon... le baromètre annuel d'Alma Consulting.