« Les accidents du travail doivent sortir des faits divers »
Animateur du compte Twitter intitulé « Accident du travail : silence des ouvriers meurent » et auteur d’un livre sur le sujet, L’Hécatombe invisible, Matthieu Lépine réagit pour Santé & Travail à la récente campagne d’information lancée par le gouvernement.
Quel est votre regard sur la récente campagne gouvernementale de sensibilisation sur la question des accidents du travail (voir encadré) ?
Matthieu Lépine : Depuis des années, je ne cesse de dire que les accidents du travail doivent sortir des colonnes des faits divers de la presse quotidienne régionale pour devenir un sujet d’ampleur nationale. Je ne peux que soutenir le fait qu’une campagne au niveau national voie le jour. Même si peu de personnes semblent avoir vu ce clip publicitaire, le point positif est qu’il rend visibles les accidents du travail qui ne sont pas des faits isolés. Un million d’accidents du travail sont déclarés chaque année dans notre pays, où l’on sait qu’un sur deux ne l’est pas. Et 700 personnes meurent chaque année d’un accident du travail, quand des dizaines de milliers d’autres sont blessées. En 2019, 40 000 victimes ont conservé une incapacité permanente, selon le ministère du Travail. Mais je ne crois pas une seule seconde qu’un employeur, demain, après avoir vu un clip, va se dire : « Je vais renforcer la sécurité sur mon chantier. » Cette campagne doit s’accompagner d’autres mesures.
Lesquelles appelez-vous de vos vœux ?
M. L. : Il est urgent de renforcer l’Inspection du travail, aujourd’hui dans une situation critique. Dans certains départements, l’appeler, c’est sonner dans le vide : il n’y a plus personne. Par ailleurs, ils n’ont souvent plus le soutien de leur hiérarchie, comme on l’a vu concernant l’inspecteur Anthony Smith, lors de la crise du Covid. C’est flagrant lorsqu’on analyse les conséquences de procès-verbaux qu’ils dressent en cas de non-respect du Code du travail, notamment sur des questions de sécurité : dans un tiers des cas seulement, des condamnations sont prononcées, bien minimes à mon sens ; dans les deux tiers des cas, soit les affaires n’aboutissent que des années plus tard, soit elles n’aboutissent à rien. Les inspecteurs du travail constatent à leur retour dans les entreprises que la justice ne les a pas suivis lorsqu’ils ont pointé des défaillances et que rien n’a changé. Pourquoi cette mansuétude sur des questions de sécurité et de santé, alors que les conséquences peuvent être gravissimes sur les vies humaines ?
Le 11 octobre, un intérimaire du magasin Décathlon de la Madeleine à Paris, âgé de 25 ans, est décédé lors de son premier jour de travail. Une mort emblématique ?
M. L. : Bon nombre d’accidents du travail touchent des travailleurs intérimaires jeunes, au statut précaire, des sous-traitants aussi, ainsi que des auto-entrepreneurs de plus en plus nombreux sur les chantiers ou des travailleurs sans papiers. L’externalisation du travail entraîne des conséquences néfastes depuis une vingtaine d’années. Ces travailleurs qui arrivent à l’occasion d’une mission doivent être tout de suite efficaces, sans même connaître leurs collègues, l’environnement de travail et son organisation, sans même parfois qu’un de leurs interlocuteurs se préoccupe de leur niveau de formation, souvent faible et non vérifié par les entreprises d’intérim.
Ce qui est d’autant plus terrible dans l’accident du 11 octobre, c’est que les syndicats de Décathlon avaient pointé un « danger grave et imminent » quelques semaines plus tôt, autour de ce poste de déchargement des marchandises : une pente relativement importante rendait dangereuse l’utilisation d’un Fenwick. C’est justement là que la machine s’est retournée et a tué cet intérimaire. Une question se pose : la suppression des CHSCT a-t-elle eu des conséquences dans le cadre de ce drame ? S’ils existaient encore, les représentants du personnel qui avaient alerté sur ce risque auraient-ils pu stopper ce processus ? Je n’ai pas encore la réponse. Il aurait fallu en tout cas réunir le CSE en amont du drame pour l’éviter.
Le gouvernement vient de renoncer à un amendement qui réduisait les droits à réparation des victimes d’accidents du travail, dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale en cours d’examen. Un commentaire sur leur indemnisation ?
M. L. : Concernant les accidentés du travail, elle est inique. A accident égal et préjudice égal, une personne victime d’un accident de la route et une autre victime d’un accident de travail ne seront pas indemnisées de la même façon. La loi Badinter de 1985 indemnise les victimes des accidents de la route de l’ensemble de leurs préjudices lorsque la faute d’un tiers est engagée. C’est la loi de 1898 qui prévaut pour les accidentés du travail, avec une indemnisation forfaitaire largement inférieure. Il y a pu y avoir des centaines de milliers d’euros d’écart entre une personne victime de l’explosion d’AZF en 2001 selon qu’elle se situait à l’intérieur de l’usine – comme les salariés, intérimaires et sous-traitants – ou à l’extérieur.