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Accidents du travail : les stratégies patronales pour réduire la note

par Delphine Serre, professeure de sociologie à l'Université Paris Cité et chercheuse au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) / 08 octobre 2024

Cabinets d’audit, cost-killers, avocats spécialisés, une noria de conseils ont développé un savoir-faire pour aider les entreprises à s’exonérer de leur responsabilité financière en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles. Au détriment de la prévention effective des risques.

A défaut de s’employer à réduire le nombre d’accidents du travail ou de maladies professionnelles par la prévention, de grandes entreprises développent une stratégie d’optimisation pour faire baisser le coût de leur réparation. Depuis les années 2000, plusieurs d’entre elles multiplient les procès pour contester des maladies ou des accidents du travail qui ont été reconnus pour leurs salariés. En attaquant les décisions de la Sécurité sociale, les employeurs ont pour objectif de faire baisser leur taux de cotisation. Pour les entreprises de 150 salariés et plus, le moindre sinistre reconnu au sein de leur personnel fait en effet augmenter pendant trois ans leurs cotisations accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP). Plus l’entreprise enregistre des sinistres et plus ils sont graves, plus ses cotisations sont élevées. Si elle obtient gain de cause dans sa contestation, l’accident – ou la maladie – est déclaré « inopposable » : l’entreprise voit son taux de cotisation recalculé et elle est remboursée des cotisations payées à tort.
Ce contentieux de masse a amené en 2011 l’Assurance maladie à rembourser 359 millions d’euros de cotisations aux entreprises. Si le montant des remboursements s’est réduit depuis, il s’élève toujours, en 2022, à 233,2 millions d’euros. Ce contentieux, porté par des logiques d’optimisation financière des entreprises, a des implications fortes en matière de prévention, au-delà des seuls enjeux économiques. 

Des cabinets d’avocats rodés 

Les entreprises instigatrices de ce contentieux sont concentrées dans les secteurs les plus générateurs de sinistres : intérim, nettoyage industriel, transports, agroalimentaire, grande distribution, BTP. Elles sont défendues par quelques cabinets d’avocats spécialisés, implantés à Paris et à Lyon, qui engagent des procès sur l’ensemble du territoire et renouvellent leurs stratégies juridiques en fonction de l’évolution de la jurisprudence. 
A l’origine, ce contentieux a été développé par des sociétés d’audit qui proposaient aux entreprises une analyse détaillée de leurs comptes employeur afin de repérer les sinistres les plus coûteux. Le compte employeur détaille en effet pour chaque accident du travail et chaque maladie professionnelle le coût forfaitaire engendré, en fonction du nombre de jours d’arrêt de travail et des séquelles gardées par les victimes1 . Les contestations portaient alors sur des obligations procédurales qui n’avaient pas été respectées par les caisses primaires d’assurance maladie dans leur instruction et les entreprises obtenaient facilement gain de cause. Comme le résume un avocat employeur : « Avant 2010, les cabinets d’avocats s’en sont mis plein les poches, parce que c’était du pain béni, on gagnait systématiquement parce que la caisse n’avait pas respecté l’obligation d’information »2
Les possibilités contentieuses changent au tournant des années 2010. Une réforme de 2009 précise les modalités d’instruction des accidents du travail et des maladies professionnelles pour les caisses et celles-ci améliorent leur procédure de notification avec la gestion informatisée des dossiers. Parallèlement, des décisions de la Cour de cassation viennent contrarier ce contentieux qui submerge les tribunaux,3 notamment une, en 2013, qui condamne la principale société d'audit (Alma) pour exercice illégal du droit. Suite à cette mobilisation des pouvoirs publics, les montants remboursés baissent pour la première fois en 2012, après une hausse continue. 
Les cabinets conseils développent alors une nouvelle stratégie juridique autour de la durée des arrêts de travail. Sans mettre en cause directement l’accident ou la maladie professionnelle, les avocats employeurs cherchent à faire baisser le nombre de jours d’arrêt imputables au sinistre pour changer de tranche dans le calcul des cotisations et passer en dessous du seuil des 150 jours. Au fil des audiences, ils égrènent des durées qu’ils trouvent disproportionnées, faute d’avoir des précisions sur l’état de santé de leurs salariés, ces données étant protégées par le secret médical. L’enjeu est de mettre en doute le lien avec le travail et d’obtenir une expertise médicale pour prouver l’existence d’un état pathologique antérieur à la lésion.
Très développé au tournant des années 2020, ce motif l’est un peu moins aujourd’hui suite à l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation. De nouveaux arguments procéduraux, liés au non-respect de délais d’instruction, ont pris le relais. 
Finalement, les cas de contestation directe de la réalité de l’accident – faute de témoins par exemple – ou de la maladie professionnelle sont minoritaires. 

La Sécurité sociale mise sous pression 

Les recours des employeurs font l’objet d’une vigilance particulière de la part de l’Assurance maladie. Réduire le risque contentieux fait partie des axes stratégiques majeurs dans les dernières conventions d’objectifs et de gestion passées avec l’Etat. Dans un contexte où l’évaluation quantitative du travail est la nouvelle norme, les services juridiques des caisses primaires ont parmi leurs scores à respecter un taux d’échec à ne pas dépasser dans ces affaires. De son respect dépendent le classement des CPAM entre elles et les primes des agents. Dans une caisse, une responsable a ainsi affiché une tête de mort au-dessus de la pile des dossiers d’inopposabilité afin de rappeler l’importance de ces affaires pour le service. Défendre les décisions des caisses et gérer les remboursements le cas échéant mobilisent des moyens humains et organisationnels importants.
Ce contentieux de masse met indirectement sous pression les services chargés de l’instruction des demandes de reconnaissance. Les chances d’obtenir au tribunal une confirmation de la décision de prise en charge dépendent beaucoup du traitement du dossier en amont. Cette interdépendance renforce l’injonction à respecter les délais ou à prendre en compte les réserves (motivées) émises par les employeurs dans les déclarations d’accidents du travail. L’éventualité d’une contestation patronale incite aussi à avoir une lecture pointilleuse des critères des tableaux de maladie professionnelle, pour limiter le risque de désaveu en cas de recours. Un scanner prescrit sans mention de « contre-indication à l’IRM », par exemple, ne peut suffire à reconnaître une tendinopathie comme maladie professionnelle au titre du tableau 57 car sinon, selon une représentante de la CPAM, « on s’expose ».

Un usage managérial des procédures judiciaires

Ces contestations patronales ne lèsent pas directement l’intérêt des salariés. Le plus souvent, ils ne sont pas au courant de ces procédures et, même si leur employeur obtient gain de cause, ils continuent à être indemnisés normalement de leur accident du travail ou de leur maladie professionnelle. Une règle dite « d’indépendance des rapports » entre la caisse/le salarié et la caisse/l’employeur les protège. Quoiqu’il arrive, la caisse ne remet pas en question la décision initiale qu’elle a prise à leur égard. 
Pour autant, ce contentieux peut avoir des répercussions individuelles. Des avocats évoquent un usage managérial de ces procédures judiciaires, indépendamment de leur intérêt financier, quand les employeurs veulent «  embêter  » un salarié qui, selon eux, « abuse ». La contestation, qui est alors rendue publique en interne, a un objectif disciplinaire et vise à montrer que les déclarations d’accidents du travail sont scrupuleusement suivies.
L’obtention d’une inopposabilité est aussi un argument qui peut servir à l’entreprise au cas où la victime intente un procès contre elle. La mise en cause par un tribunal de l’imputabilité – surtout si elle est sur le fond et non sur une question de procédure – complique la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur. L’inopposabilité instille aussi un doute en cas de procédure engagée aux prud’hommes, pour harcèlement ou non-respect des obligations de sécurité par exemple. Pour essayer de renforcer le dossier de leur client, les avocats des entreprises peuvent jouer en parallèle sur plusieurs contentieux, même si ces derniers sont censés être indépendants.

La prévention affaiblie

Le principal impact de ce contentieux est collectif et concerne l’affaiblissement de la logique préventive inscrite dans la tarification. Pour la Sécurité sociale, le principe selon lequel celui qui est responsable du risque paie est censé fonctionner comme une incitation à la prévention. Or, quand le sinistre est déclaré inopposable, tous les coûts qui y sont liés sont reportés sur un « compte spécial », financé par l’ensemble des employeurs4 . Les grandes entreprises reportent ainsi la charge de leurs sinistres sur les petites entreprises : alors que les entreprises de 150 salariés et plus représentent 37,8 % des dépenses en 2021, elles n’assument que 31,5 % des cotisations. À l’inverse, les petits établissements de moins de 20 salariés, dont le taux de cotisation est mutualisé au sein d’un même secteur d’activité, représentent 24,4 % des dépenses mais contribuent à 30,2 % des cotisations5 . Comme le remarquait déjà un rapport de la Cour des comptes en 2018, le contentieux creuse le déséquilibre entre les entreprises qui financent et celles qui sont à l’origine des sinistres et des dépenses. Ce transfert est d’autant plus inéquitable et déresponsabilisant que les employeurs n’assument plus les coûts de sinistres dont souvent ils n’ont même pas contesté la réalité. 
La logique préventive se trouve également amoindrie au sein des entreprises concernées. Les décisions d’inopposabilité concernant tel ou tel sinistre peuvent servir d’arguments aux employeurs pour minimiser les risques et les dangers signalés par les représentants du personnel ou les élus des CSE. La sinistralité officielle se trouve potentiellement mise en cause et affaiblie dans son rôle d’alerte. 
Derrière le contentieux financier et technique de l’inopposabilité se cachent donc des enjeux politiques majeurs en termes de prévention. Sortir du huis clos judiciaire et rendre publiques les procédures engagées et les sommes récupérées par chaque entreprise permettrait de les mettre en regard avec les objectifs de prévention affichés et les mesures réellement mises en œuvre pour améliorer les conditions de travail. La question de l’usage des cotisations remboursées et de leur affectation à la prévention mériterait d’être débattue collectivement. 
 

  • 1Le taux de cotisation est calculé à partir de ces coûts forfaitaires agrégés et rapportés à la masse salariale de l’entreprise.
  • 2L’article s’appuie sur une enquête menée pendant six ans dans huit juridictions (tribunaux des affaires de Sécurité sociale et, à partir de 2019, pôles sociaux des tribunaux judiciaires).
  • 3C. Durand, N. Ferré, « Responsabilité des employeurs et financement des maladies professionnelles. Un éclairage à partir de l’exemple des cancers professionnels », Pistes, 18, 2016.
  • 4Leur financement reste donc dans le giron de la branche AT-MP, excédentaire de 1,6 milliards d'euros en 2022, et ne creuse pas le « trou » de la Sécurité sociale.
  • 5Les entreprises de taille moyenne, entre 20 et 149 salariés, ont, elles, un taux mixte dont la part individuelle augmente progressivement en fonction du nombre de salariés. Chiffres tirés de : Cour des comptes, Rapport annuel sur le suivi des recommandations des juridictions financières, 2023, p. 105.
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