Accidents mortels : les proches des victimes mobilisés
Les familles de victimes d’accidents mortels du travail se retrouvent souvent seules face à des procédures complexes et un dispositif judiciaire peu adapté. Réunies dans le cadre d’un collectif, elles réclament un renforcement du contrôle des entreprises, pour éviter d’autre drames.
« Flavien, 27 ans, mort au travail… Romain, 17 ans, mort au travail… » Dans un silence de plomb, des parents et amis de victimes d'accidents mortels du travail égrènent une liste de prénoms. Le 4 mars dernier, le Collectif familles : stop à la mort au travail, récemment créé, organisait un rassemblement face au ministère du Travail, avant d'y être reçu. Pendant deux heures, les familles ont témoigné auprès du cabinet d'Olivier Dussopt des difficultés auxquelles elles se heurtent. Une vingtaine d'entre elles ont décidé d'unir leur force pour s'entraider, mais aussi pour pousser politiques et médias à s'emparer du sujet. « Elles ont subi un même préjudice, une même expérience terrible de la vie, et elles veulent se retrouver sans risquer de se diluer dans de plus grosses structures », telles la Fnath (Association des accidentés de la vie), observe Matthieu Lépine. Cet enseignant, animateur d’un compte Twitter sur les accidents du travail et auteur d’un récent ouvrage sur le sujet, L'Hécatombe invisible, a mis en relation les familles à l'origine du collectif.
645 décès de salariés
En 2021, l'Assurance maladie a recensé 645 décès consécutifs à un accident de travail, un chiffre qui ne concerne que les salariés. Pour les proches des victimes, le premier obstacle consiste à affronter un dédale de procédures où s'entremêlent droit de la Sécurité sociale, droit du travail et droit pénal. Tous décrivent une immense solitude. « Les premiers jours, on cherchait des infos partout, mais on ne trouvait pas grand-chose. On ne savait même pas qu'il était possible de porter plainte », se souvient Marion Desse, amie de Steven Jaubert, un couvreur de 27 ans mort en 2020 après une chute. C'est finalement un contact à la CGT qui a aiguillé la famille.
Quand l'accident survient dans des entreprises dépourvues de représentation du personnel, les proches ne reçoivent souvent aucun soutien. « Notre fils est parti à la médecine légale, il y a eu les obsèques, et puis, il a fallu se débrouiller, relatent Isabelle et Jean-Claude Le Duault, parents de Tom, mort à 18 ans sous une cuve agricole le premier jour d'un emploi saisonnier. Notre seule chance a été de trouver un avocat spécialisé grâce à un journaliste qui s'intéressait aux accidents du travail… » Or, faute de connaissances ou mal conseillées par des avocats trop peu pointus, les familles risquent de commettre des erreurs qui compromettent les procédures. « Souscrire une déclaration de maladie professionnelle et non d’accident, diriger la demande aux mauvaises personnes, refuser une autopsie qui confirmerait une intoxication sur le lieu de travail… Ce sont des écueils que l’on rencontre dans beaucoup de dossiers », observe François Lafforgue, avocat au cabinet TTLA, spécialiste de la santé au travail.
Délais de procédures
Dans la majorité des cas, la reconnaissance comme accident du travail par la Sécurité sociale survient rapidement dès lors que le décès est intervenu sur le lieu de l’activité ou à son occasion. Elle débloque une rente pour les ayants-droits. Par la suite, « les familles peuvent engager devant le pôle social du tribunal judiciaire une action pour faire reconnaître la faute inexcusable de l'employeur si celui-ci n'a pas mis en œuvre les protections nécessaires », poursuit François Lafforgue. Déjà, les délais s'allongent, indique l’avocat : « Il faut compter environ un an avant de pouvoir plaider. »
C'est toutefois le volet pénal qui charrie le plus de lourdeurs et de longueurs. Il peut permettre de renvoyer l'employeur devant le tribunal correctionnel pour homicide involontaire. « En cas de décès au travail, le procureur est saisi quasi automatiquement. Il ouvre généralement une enquête préliminaire pour déterminer les causes du décès et si une infraction peut en être à l'origine », détaille François Lafforgue. A ce titre, les procès-verbaux dressés par l'Inspection du travail sont déterminants. « Après la mort de mon fils, l'inspectrice a tellement bien joué son rôle que le procureur a engagé des poursuites sur la base de son rapport, ce qui a accéléré la suite », se souvient Michel Bianco, qui a perdu son fils, Jérôme, en 2006.
Mais il arrive que l'Inspection du travail, mise sous pression par le manque d'effectifs, tarde à boucler son enquête. « Il a fallu deux ans pour obtenir les PV », témoigne Jean-Pierre Daire, dont le gendre, Alexandre, est mort en 2020 dans une laverie industrielle. Dans les cas les plus complexes, le procureur nomme un juge d'instruction, afin de mener des investigations qui peuvent durer des années. Ancien syndicaliste, Michel Bianco jouait déjà, avant la création du collectif, un rôle informel de mise en relation et de conseil aux familles. Il a notamment suivi le procès de l'effondrement de la scène du concert de Madonna à Marseille, en 2009. Deux morts, huit blessés graves, un jugement rendu douze ans plus tard : l'archétype d'un marathon judiciaire accablant pour les proches des victimes. « C'était un procès compliqué – le tourneur était anglais, le producteur américain… – et il a fallu trois juges d'instruction, retrace Michel Bianco. Mais ces délais ont aussi trait à la déshérence de notre justice. »
Une justice peu dissuasive
A l'issue du rendez-vous du 4 mars, le ministère du Travail a promis de mettre en relation les familles avec le Garde des sceaux pour porter leurs demandes autour d'une simplification et d'une accélération des procédures, ainsi qu'un accès à l'aide juridictionnelle qui les aiderait à supporter le coût colossal du combat judiciaire. Mais la question des peines et des suites données aux procès-verbaux de l’Inspection du travail est aussi au cœur des revendications. « Les entreprises doivent faire face à une justice bien plus dissuasive », insiste Matthieu Lépine. Le cabinet d'Olivier Dussopt a par ailleurs évoqué l'hypothèse d'une nouvelle loi sur la santé au travail. Les familles, elles, voudraient d’abord que le gouvernement revienne sur les réformes qui l’ont mise à mal, en renforçant les moyens alloués à l'Inspection du travail et en rétablissant les CHSCT.