Accord télétravail : quels enjeux pour la prévention ?
Pas assez normatif pour les uns, utile pour sa déclinaison dans les entreprises pour les autres, le récent accord national interprofessionnel (ANI) sur le télétravail fait causer. Experts sur la santé au travail et négociateurs nous livrent leurs points de vue.
Alors que les confinements et la crise sanitaire ont fait du télétravail « la règle », les organisations patronales et syndicales, sauf la CGT, ont signé un accord national interprofessionnel (ANI) sur ce sujet le 26 novembre dernier. Ce nouveau texte vient compléter celui de 2005, qui a servi de cadre à 700 accords collectifs d’entreprises.
« Cet ANI 2020 a un côté pédagogique vertueux, qui fait le point sur la législation en proposant une sorte de mode d’emploi pour la mise en place du télétravail dans les entreprises », constate Jean-Christophe Berthod, expert au sein du cabinet de consultants Secafi. Il vise à clarifier le cadre juridique créé par le premier accord de 2005, modifié depuis par les ordonnances Macron en 2017 et à intégrer plusieurs dispositions de l’accord-cadre européen sur le numérique signé en juin dernier.
Priorité à la négociation de terrain
Toutefois, c’était l’une des exigences du patronat, cet ANI 2020 est censé être « non normatif et non prescriptif ». Et ce, au nom d’un principe de réalité, puisque le télétravail se négocie le plus souvent à l’oral entre l’employeur et son salarié depuis 2007, à défaut de faire l’objet d’une charte ou d’un accord collectif. « Dès l’instant où l’on signe un ANI, cela devient une norme, conteste Béatrice Clicq, négociatrice pour Force Ouvrière. Le chapitre 3.4 de l’accord apporte une protection supplémentaire, qui complète l’article 8 de l’ANI de 2005 en matière de santé et sécurité en cas de télétravail. On s’est battu pour ce que ce soit bien un complément et non un remplacement. » L’objectif de clarification n’est pas complètement atteint, selon certains. « Cela rajoute un texte, convient Catherine Pinchaut, secrétaire nationale de la CFDT. Mais il a le mérite de moderniser certains points et de prendre en compte les circonstances exceptionnelles. »
L’accord confie beaucoup d’enjeux à la négociation de terrain. Il cite la mise en place d’un droit à la déconnexion, la possibilité de formaliser par écrit les conditions d’exercice du travail à distance, la prise en charge des frais d’installation (hors chauffage et électricité). Il introduit aussi la question de la réversibilité : la possibilité donnée à un salarié d’abandonner sa formule de télétravail et de revenir travailler dans l’entreprise. L’employeur a également pour obligation d’organiser « chaque année un entretien qui porte notamment sur les conditions d’activité et la charge de travail du salarié en télétravail ».
L’employeur dédouané de ses responsabilités ?
Pour Jean-Christophe Berthod, l’ANI fait toutefois l’impasse sur l’ergonomie du poste de travail à domicile. Un accident lors du télétravail reste imputable à l’employeur, mais l’ANI souligne que ce dernier « ne peut pas avoir une maîtrise complète du lieu dans lequel s’exerce le télétravail et de l’environnement qui relève de la sphère privée ». Une phrase qui tend à déresponsabiliser l’employeur et qui a contribué au refus de la CGT de signer le texte. « On peut être sûr que les employeurs la brandiront aux prudhommes pour se dédouaner de leur responsabilité », alerte Fabrice Angéi, négociateur pour la centrale de Montreuil.
« J’ose espérer que les employeurs ne feront pas de juridique sur cet extrait, veut croire Catherine Pinchaut. D’autant plus qu’ils étaient bien obligés de reconnaître que, sur le lieu de travail, ils ne faisaient pas le tour des bureaux avant la prise de poste pour vérifier que les câbles électriques ne traînaient pas par terre. » Sur cette question des risques, les dispositions de l’ANI 2005 sont toujours en vigueur. « Un salarié peut demander une visite de son domicile », rappelle Béatrice Clicq. Et l’ANI 2020 recommande que le télétravail puisse faire l’objet d’une évaluation des risques adaptée. Mais, ce n’est qu’une recommandation.
Comme le télétravail révolutionne également les pratiques managériales, les partenaires sociaux en ont tenu compte dans l’ANI. L’accord met en lumière le rôle du manager de proximité. « La population la plus exposée aux risques psychosociaux et aux injonctions contradictoires », constate Jean-Christophe Berthod. D’un côté, ils doivent rassurer leur employeur à grand renfort de reporting sur la productivité des salariés en télétravail, de l’autre, ils doivent maintenir un « lien social » avec leurs collaborateurs. Dans sa dernière version, l’ANI 2020 précise justement que « le manager reste un salarié, qu’il est accompagné par la hiérarchie et qu’il est formé au management à distance dès sa prise de fonction », rassure Béatrice Clicq.
Stress et risques psychosociaux toujours tabous
Toutefois, Flore Barcellini, professeure d’ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), considère que « le télétravail est surtout pensé à partir des possibilités offertes par des nouvelles technologies, alors qu’il devrait donner lieu à une réflexion approfondie sur les adaptations nécessaires de l’organisation du travail ». Enfin, on note l’absence notoire tout au long des 19 pages du document des termes de stress ou de risques psychosociaux (RPS). « C'est encore un peu tabou, c’est dit à demi-mot dans la question de l'évaluation des risques, mais c'est sûr que du côté du patronat c'est encore un sujet compliqué », reconnaît Catherine Pinchaut.
Pour Flore Barcellini, « l’ANI insiste beaucoup sur les risques d’isolement des salariés et de perte de lien social inhérents au télétravail, mais il faudrait également s'intéresser aux possibilités d'entraides, de discussions collectives sur la qualité du travail – à distance ou non –, qui sont aussi des ressources pour la santé psychique. » À la suite de cet accord, les négociations vont s’intensifier dans les branches, qui souhaitent s’en emparer, et dans les entreprises. Puis un comité de suivi paritaire se réunira dans les deux ans pour faire le point.