Vers un acte 2 de la pluridisciplinarité ?
Pour les auteurs de cette tribune, la réforme en cours du fonctionnement des services de santé au travail doit permettre l’élaboration d’un nouveau modèle de coopération entre les différents métiers concernés. En vue d’améliorer la prévention des risques.
Depuis vingt ans, les réformes successives en santé au travail ont permis le déploiement de différentes professions — ergonomes, psychologues du travail, toxicologues… — au sein des services de santé au travail, en appui à la médecine du travail. Elles ont aussi donné un cadre au projet complexe que représente la pluridisciplinarité en santé au travail. Complexe car la baisse du nombre de médecins du travail a pu apparaître comme le déterminant essentiel de cette pluridisciplinarité, en lieu et place du déploiement de nouveaux modes de coopération.
Les positions souvent divergentes des représentants des différents métiers de la santé au travail sur l’accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020 et la proposition de loi du 23 décembre 2020 constituent un symptôme de cette absence de coopération, pourtant nécessaire. Ces deux textes ont pour ambition de renforcer la prévention des risques professionnels afin de préserver la santé des salariés. Ils nous invitent ainsi à construire un nouveau modèle de complémentarité entre les disciplines. C’est l’acte 2 de la pluridisciplinarité que nous attendions : celui qui permettra de sortir des enjeux de pouvoir entre les métiers et de rentrer dans l’élaboration d’une véritable approche collective interdisciplinaire centrée sur les besoins de santé des salariés et des entreprises.
Mieux articuler l’individuel et le collectif
De ce point de vue, nous proposons plusieurs démarches, que le texte de loi en cours d’examen pourrait impulser :
- articuler le suivi individuel des salariés avec une approche plus épidémiologique, à l’échelle de populations, afin de mieux capter les signaux faibles de dégradation de l’état de santé et conduire des actions précoces de prévention des risques ;
- repenser le rôle de la fiche entreprise comme un plan de prévention synthétique et centralisé entre les employeurs et leur service de santé au travail, permettant la traçabilité des expositions professionnelles et l’historique des actions de prévention discutées, planifiées et réalisées ;
- rendre l’offre de prévention aussi accessible aux entreprises que la sollicitation de visites médicales dans le cadre du suivi de santé ;
- permettre l’évolution des compétences des préventeurs, notamment en ce qui concerne la conduite de projets de prévention en santé au travail ;
- contribuer à sortir le travail de terrain de son obscurité, par l’intermédiaire d’outils informatiques facilitant l’analyse de données, le pilotage des actions et décisions. Le partage de certaines données entre les acteurs du champ de la prévention, dans le but de construire des diagnostics territoriaux, pourrait faire l’objet de partenariats concrets et efficaces.
« Dépister, détecter et traiter »
Aujourd’hui, un salarié, même s’il est en bonne santé, a le droit à un examen avec un professionnel de la santé au travail : c’est une démarche inverse à celle du modèle médical curatif. Le paradoxe de la loi « El Khomri » du 8 août 2016 est d’avoir espacé ce suivi médical périodique tout en prescrivant d’agir en prévention primaire, alors que les deux sont interdépendants. C’est peut-être d’ailleurs une des clés d’un modèle de coopération pluridisciplinaire efficace : il s’agit de pouvoir mettre en concordance et en dynamique le dépistage précoce des pathologies professionnelles issu du suivi de santé avec la détection des risques issue des interventions en entreprise. La crise sanitaire actuelle nous rappelle l’importance du dépistage dans la gestion des épidémies. Le caractère souvent « viral » de la propagation des troubles musculosquelettiques (TMS) ou des affections psychiques en milieu de travail doit nous amener à développer une approche pouvant s’apparenter au modèle « dépister, détecter et traiter ».
Le code du travail est déjà cadrant mais se doit d’être complété. Garantir l’indépendance des professionnels de la santé au travail vis-à-vis des employeurs pour tous les métiers concernés représenterait une protection juridique, de nature à faciliter la mise en œuvre d’une approche pluridisciplinaire en santé au travail. Mais cela ne suffira pas. Une telle approche nécessite avant tout le développement de nouveaux modes de collaboration entre les différentes professions. Nous devons passer d’une addition des disciplines à une multiplication des initiatives.
Ne pas perdre de vue les déterminants organisationnels
La proposition de loi du 23 décembre 2020 invite à combiner davantage la promotion de la santé au travail et celle de la santé publique. La contribution des professionnels de santé au travail durant la crise sanitaire actuelle a démontré la nécessité de ce décloisonnement et de renforcer en particulier le rôle du médecin du travail dans le parcours de soin. Cependant, la promotion de la santé en milieu de travail peut donner lieu à des approches très différentes. Les premières intégreront les déterminants organisationnels, en associant toutes les composantes de l’entreprise. Les secondes, plus comportementales, privilégieront des actions éducatives et normatives centrées sur le développement des aptitudes personnelles, au détriment d’interventions sur l’organisation et l’environnement de travail.
S’il existe un risque de dérive dans le second cas, il ne peut être imputé uniquement aux directions des services de santé au travail. Les préventeurs portent aussi une responsabilité concernant les sujets qu’ils osent ou pas instruire au sein des organisations du travail. A ce titre, l’approche des risques liés au travail sur écran peut s’avérer parfois superficielle, lorsqu’elle n’aborde pas la question de l’informatisation des processus de travail et des mécanismes d’intensification de l’activité.
Enfin, les risques deviennent invisibles dans le monde du travail : les pathologies renvoient à des expositions physiques mais aussi psychiques, en lien avec l’implication au travail. Reconnaître ces dernières ferait évoluer le paradigme hygiéniste vers une approche clinique des enjeux de santé au travail. C’est une des attentes principales que nous formulons en termes de règlementation. Car, c’est bien connu, un risque n’existe que si ses effets potentiels sur la santé sont reconnus.