Aider les agents à ne plus perdre le Nord
Face à l’absentéisme dans les collectivités, le centre de gestion du département du Nord veut insuffler une culture de prévention globale. Comprendre ce qui conduit aux longs arrêts maladie liés à la santé mentale est essentiel pour trouver des solutions adaptées.
« La charge de travail était énorme depuis le début mais elle s’est intensifiée progressivement parce que la collectivité n’a qu’un mot à la bouche : réduction des effectifs. » La femme est jeune, au bord des larmes. Employée dans une collectivité territoriale du Nord, elle est en arrêt longue maladie. « Je me disais : “Je continue jusqu’à ce que je craque.” Et, un matin, mon corps n’a pas pu suivre. » Ce témoignage, enregistré, a été diffusé le 6 octobre 2021 lors d’un bilan d’étape du projet « Santé mentale » initié par le centre de gestion du Nord.
Cet établissement public local, qui participe au développement des ressources humaines, pilote un CHSCT pour le compte de quelque 650 petites collectivités de moins de 50 employés. Il anime une mission d’aide au maintien dans l’emploi composée d’une équipe pluridisciplinaire, qui accompagne les personnes « en risque de vulnérabilité » parmi les 27 000 agents suivis. Il accueille aussi le comité médical, qui délivre des avis dans les cas de congés longue maladie et de reprise du travail. Or, en 2018, le centre de gestion a dressé un constat alarmant. « Chaque année, près de 40 % des arrêts longs examinés concernent la santé mentale », rapporte Laure-Hélène Eb, psychologue du travail dans la structure. C’est la première cause des congés maladie longue durée dans la fonction publique en France.
Suivre le parcours professionnel
« On parle de santé mentale dans le sens que lui donne l’Organisation mondiale de la santé : nous en avons tous une, comme nous avons une santé physique, précise Mathilde Icard, directrice générale du centre de gestion. Notre ambition première était de créer une dynamique de dialogue entre tous les professionnels qui suivent les agents – médecin du travail, médecin de ville, établissement public de santé mentale, etc. – pour construire ensemble un accompagnement adapté et non plus saucissonné. » Depuis 2020, la démarche s’appuie sur une recherche-action cornaquée par des chercheurs du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et de l’université de Lille 1. Elle est menée avec les salariés arrêtés, les employeurs, les organisations syndicales et les professionnels de santé. Avec un objectif : déterminer les processus qui, au cours des derniers mois d’activité professionnelle, ont conduit à l’arrêt de travail, afin de mettre en place des dispositifs de prévention.
Parmi les 600 agents contactés, une dizaine a accepté de participer à un groupe de discussion animé par une psychologue du centre de gestion et un chercheur. Les échanges portent notamment sur les difficultés rencontrées dans le cadre professionnel qui ont contribué à dégrader leur état. « L’objectif est de déprivatiser l’expérience d’une santé psychique fragilisée et de sortir de la solitude, mais aussi de réfléchir sur le travail de santé réalisé par chacun pour tenir ensemble exigences de la vie professionnelle et protection de soi », résume Dominique Lhuilier, psychologue du travail au Cnam. Les organisations syndicales sont, quant à elles, réunies pour « affiner leur rôle en matière de prévention de la désinsertion et de prise en compte de la santé mentale », selon les organisateurs du projet.
Une meilleure façon de se coordonner
De son côté, le groupe des experts en santé rassemble des psychiatres, psychologues, médecins de prévention, ergonomes, ergothérapeutes, assistants prévention, gestionnaires sociaux, etc. « Nous examinons les raisons pour lesquelles un agent se trouve dans cette situation, en suivant son parcours, à partir de l’apparition des premiers symptômes, décrit Loïc Gonthier, l’ergonome du centre de gestion, qui y participe. On regarde pourquoi les procédures d’accompagnement tardent ; on analyse le rôle, le niveau d’information et les désaccords possibles entre chacun des acteurs pour trouver une meilleure façon de se coordonner. »
Une charte du temps de travail
Dans deux groupes distincts, celui des petites et celui des grandes collectivités locales, les employeurs font état des expérimentations qu’ils mènent sur le terrain. C’est le cas de la mairie de La Madeleine, qui a mis en place en 2020 un plan de lutte contre l’absentéisme reposant sur quatre piliers. « Pour prévenir l’usure professionnelle, les métiers les plus exposés physiquement et mentalement ont été identifiés, comme les agents de propreté ou les agents d’accueil, ainsi que les motifs de démotivation pouvant mener à l’arrêt », témoigne Nathalie Moniot, directrice générale des services. Des aménagements ont ensuite été apportés et l’accent a été mis sur la formation : aux gestes et postures, à la gestion de l’agressivité du public, aux savoirs fondamentaux pour faciliter les reclassements. « L’environnement professionnel » a été « amélioré » avec l’élaboration d’une charte du temps de travail, indique Nathalie Moniot : « Sur les postes le permettant, il est possible d’arriver jusqu’à 9 h 30 et de partir dès 16 h 30, à condition de travailler 7 heures 48 par jour. Aux agents de s’organiser collectivement car tous ne peuvent pas partir à 16 h 30 dans un même service. Je compte sur la responsabilisation de chacun. »
La Madeleine parie également sur la sensibilisation de la chaîne managériale. « Des outils sont mis en place pour que l’information remonte et que les encadrants puissent me dire : “Dans mon service, les employés ont telles problématiques. Voici comment ça pourrait aller mieux”, relate la directrice générale des services. Travailler sur le management est une forme de prévention de l’usure professionnelle mentale. Il y a des agents qui ont des compétences mais qui sont démotivés parce qu’ils ont fait le tour de leur poste. Ces situations peuvent mener à une maladie et à un arrêt. »
Une discussion sur les pratiques de métier
Au sein des collectivités, les personnels s’occupant de la petite enfance sont particulièrement concernés. Comme à la mairie de Croix : « Nous avons fait un sondage auprès des employées de nos cinq crèches, dont certaines se sentent en difficulté dans leur métier, explique Nathalie Meunier, la directrice des ressources humaines de la municipalité. Celui-ci a montré qu’elles souhaitent davantage échanger entre elles sur leurs pratiques. Le protocole d’accord sur la mise en place des 1 607 heures dégage du temps de travail (hors accueil des enfants) pour qu’elles puissent le faire. C’est une piste, et nous voulons en explorer d’autres. » Raison pour laquelle la collectivité a demandé un financement.
Une communauté de communes a également fait appel au centre de gestion, après avoir constaté des problèmes dans son service jeunesse, qui comprend halte-garderie et accueil collectif de mineurs. « La crise sanitaire a mis ces métiers en difficulté, souligne Loïc Gonthier. Nous avons organisé des discussions par entité mais aussi pour l’encadrement afin de mettre en débat les stratégies qui ont été élaborées en mode dégradé. » Certains agents ont, par exemple, dû intervenir avec le même groupe d’enfants dans deux structures dépendant de deux ministères, avec des protocoles sanitaires différents. Leur révision fréquente, ainsi que les absences, ont entraîné « une charge mentale importante pour ce personnel qui devait s’adapter continuellement », poursuit l’ergonome. « C’était tout autant compliqué à vivre pour l’encadrement, qui devait redoubler d’effort pour maintenir le lien avec les équipes, parfois à distance. »
Pour Mathilde Icard, toutes ces « expérimentations donnent des idées aux autres collectivités ». Les organisations syndicales disposent désormais d’un temps supplémentaire de délégation pour des projets collectifs portant sur la santé. Les experts en santé travaillent sur un modèle de fiche de liaison entre les professionnels. Un guide est en cours d’élaboration pour détailler les ressources sur lesquelles chacun peut s’appuyer. Des agents, qui ont été confrontés à des problèmes de santé mentale, doivent être identifiés pour devenir référents. « Nous cherchons des outils pour travailler sur le collectif plus que sur l’individuel, résume Mathilde Icard. C’est une démarche pluridisciplinaire afin d’animer des projets qui relèvent d’une culture de prévention globale. »