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« Une amélioration de l’indemnisation des victimes mais avec des inconnues »

entretien avec Julie Andreu et Romain Bouvet, avocats conseils de l’Andeva
par Françoise Champeaux / 17 octobre 2024

Pour les avocats conseils de l'association Andeva, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS 2025) pourrait permettre, à certaines conditions, d’améliorer la réparation pour les victimes d’accidents du travail et maladies professionnelles. Explications. 

Dans le PLFSS 2025 figure un article 24 qui modifie la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP). Est-il plus satisfaisant que l’article 39 du PLFSS de l’an passé, contesté par les associations de victimes et les organisations syndicales, et finalement retiré par le gouvernement de l’époque ?
Julie Andreu : L’article 24 présente des avancées par rapport au texte présenté l’an passé. Pour mémoire, ce dernier pouvait être lu comme une forme de contournement des arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier 2023, lesquels étaient favorables aux victimes et avaient été obtenus au terme d’une longue bataille judiciaire des malades de l’amiante. Ce fameux article 39 n’était donc pas acceptable.
L’exposé des motifs de l’article 24 est très clair. A la « nature duale de la rente », c’est-à-dire une rente « deux en un » qui indemnise plusieurs préjudices dans le même montant, il substitue une indemnisation duale, avec deux branches, l’une pour la réparation du préjudice professionnel, l’autre pour la réparation du préjudice fonctionnel, encore appelé déficit fonctionnel permanent (DFP). Cette indemnisation duale est une avancée pour les victimes, même si l’on reste dans le cadre de la réparation forfaitaire, c’est-à-dire que seule une part de ces deux préjudices, professionnel et fonctionnel, est prise en charge. 
Romain Bouvet : Il faut bien mesurer que dans le nouveau dispositif, l’indemnisation du DFP vient donc en plus de la réparation habituelle, et ce dès la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident ou de la maladie, avant la procédure en faute inexcusable de l’employeur. C’est l’un des aspects positifs de cette réforme.
Maintenant, cette évolution se situe dans le cadre contraint de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 15 mai 2023. Ce n’est pas l’indemnisation intégrale des préjudices souhaitées par les associations de victimes. Mais c’est une amélioration. Autre évolution significative, les personnes ayant un taux d’incapacité permanente partielle (IPP) inférieur à 10 % - cela concerne le plus grand nombre de victimes - verront leur DFP indemnisé, en partie toujours. Ce n’était pas le cas l’an dernier, et c’est un progrès pour elles. 

Le point le plus sensible du dispositif reste l’indemnisation de la faute inexcusable de l’employeur (FIE). Est-ce que cela a évolué aussi favorablement ?
R. B. : C’est un point crucial en effet. On parle là du dispositif judiciaire qui permet de sortir de l’indemnisation forfaitaire lorsque l’employeur a commis une faute, un manquement à son obligation de sécurité. C’est surtout dans ce cadre que l’article 39 pénalisait les victimes. Aujourd’hui, l’article 24 est rédigé différemment, mais il n’est pas encore complètement satisfaisant et des amendements ont été déposés pour sécuriser la réparation due en cas de FIE.
La clé est que le versement de l’indemnisation du préjudice fonctionnel doit impérativement se faire en capital et non en rente. Les victimes ont bon espoir d’être entendues sur ce point précis.
J. A. : Il n’y a que des arguments en faveur de l’indemnisation du DFP sous forme de capital. D’abord, en droit commun, l’indemnisation du DFP ne se fait que par un versement en capital, jamais par une rente.
Ensuite, pour les victimes les plus gravement atteintes, notamment celles atteintes de cancers à évolution rapide comme le sont les victimes de l’amiante, elles ne percevront leur rente que durant quelques mois jusqu’à leur décès. Elles auront en quelques sortes été « volées » par rapport à la somme qu’elles auraient dû percevoir si l’indemnisation était versée en capital, c’est-à-dire en une seule fois.
Ce serait particulièrement immoral que les victimes les plus sévèrement touchées soient les grandes perdantes de cette réforme.

Et pour la réparation de base en accident du travail ou en maladie professionnelle ?
J. A. : C’est la même chose ; le DFP devrait être indemnisé en capital ou, à tout le moins, cette possibilité devrait être au choix de la victime. Dans le dispositif de l’article 24 du PLFSS, le versement en capital n’est prévu que pour les moins de 10 % et pour les plus de 50 %.
Nous estimons que le DFP devrait pouvoir être indemnisé en capital si la victime le demande, comme c’est le cas pour toutes les autres victimes que celles des risques professionnels. Il n’y a aucune raison à la persistance de cette différence de traitement.

La réforme prévoit, dans le II de l’article 24, que des barèmes devront être élaborés pour permettre l’indemnisation de ce fameux DFP à compter du 1er juin 2026. Quid de ces barèmes ?
R. B. : C’est la grande interrogation des associations de victimes. En effet, selon ces barèmes, on peut aboutir concrètement à une indemnisation juste et équitable ou à son contraire. Or cela n’est pas dans la loi, mais c’est renvoyé à une commission des garanties établie dans le cadre de la branche AT-MP de la Sécurité sociale.
Il semble à l’Andeva1 que l’établissement de ces barèmes doive se faire dans un cadre plus large que les seuls partenaires sociaux. Des amendements ont là aussi été déposés pour que les barèmes fassent l’objet de conférence de consensus réunissant toutes les parties prenantes, c’est-à-dire les partenaires sociaux, les associations de victimes, des experts judiciaires et médicaux de la réparation du dommage corporel et des AT-MP.

Vous aviez des inquiétudes sur le sort des retraités ? 
J. A. : Oui, cette catégorie avait été oubliée, notamment pour les pathologies lourdes comme les cancers qui apparaissent souvent à la retraite. La future rédaction de l’article L.434-2 du code de la Sécurité sociale est rassurante, elle prévoit en effet que la part de l’incapacité permanente professionnelle de base sera maintenue alors même que la victime est bénéficiaire d’une pension de retraite.
Nous avons été entendus sur ce point. La loi sécurise bien la continuité du versement de la part professionnelle, quels que soit l’âge et le statut de la victime. 

Les coulisses de l’élaboration de l’article 24
Françoise Champeaux

Les arrêts de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 affirment que, dans l’hypothèse d’une faute inexcusable, la rente n’indemnise pas le déficit fonctionnel permanent (DFP), soit les souffrances physiques et psychiques endurées. Autrement dit, la rente versée aux victimes du travail indemnise exclusivement les préjudices économiques (la perte de gains et la capacité de gains), un revirement de jurisprudence renouant avec l’esprit de la loi historique du 9 avril 1898. La « sanctuarisation » du DFP ouvrait donc la voie à la réparation des préjudices extrapatrimoniaux non indemnisés par la rente. Une bonne nouvelle pour les victimes du travail et un pas de plus vers la réparation intégrale. 
Mais les partenaires sociaux, attachés à la nature duale de la rente (préjudice économique/ DFP), n’ont pas privilégié cette lecture. L’ANI du 15 mai 2023, signé à l’unanimité, marque la volonté de revenir sur cette avancée jurisprudentielle. Le gouvernement s’est engouffré dans la brèche et a proposé de retranscrire l’ANI dans un article 39 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024. Devant le tollé suscité par ce texte, l’article a été retiré du projet de loi afin de permettre aux partenaires sociaux de clarifier leurs intentions. 
Pour éclairer un débat particulièrement technique, la direction de la Sécurité sociale (DSS) du ministère de la Santé et la direction des risques professionnelles (DRP) de l’Assurance-Maladie sont entrées en scène, à la demande du comité paritaire de suivi de l’ANI. Santé & Travail s’est procuré leurs premières conclusions. Quelques mois plus tard, l’article 24 du PLFSS 2025, adressé au Parlement le 10 octobre après son adoption en Conseil des ministres, succède à l’article 39.

  • 1Association nationale de défense des victimes de l'amiante et autres maladies professionnelles
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