Amiante : masques défectueux et autorités mollassonnes
Face aux défaillances, révélées par le quotidien Libération, de l’appareil de protection respiratoire le plus utilisé sur les chantiers de désamiantage, le ministère du Travail tarde à réagir et à protéger les 35 000 ouvriers concernés.
« Lorsqu’on signale une défaillance dans le système de freinage d’une voiture, le constructeur automobile rappelle tous les véhicules du même modèle. Pourquoi le fabricant 3M ne l’a-t-il pas fait pour son masque anti-amiante ? », s’indigne Alain Bobbio, secrétaire de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva). Le masque Proflow Asbestos, l’appareil de protection respiratoire (APR) le plus utilisé sur les chantiers français de désamiantage (70 % du marché), est soupçonné, depuis près de trois ans, de ne pas assurer correctement le filtrage des fibres d’amiante, comme le révélait le journal Libération le 17 septembre dernier. Ces alertes émanent de techniciens des sociétés de maintenance – tout APR doit faire l’objet d’une opération de maintenance au moins une fois par an1 – ou de commerciaux salariés de l’entreprise 3M. Elles ont été formulées en interne, au sein de ce groupe américain, mais aussi auprès de la Maison des lanceurs d’alerte, de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), de la direction générale du Travail (DGT). La justice, elle aussi, est saisie : « Une entreprise de désamiantage basée dans la Sarthe et qui souhaite rester anonyme a assigné 3M en référé pour mise en danger de la santé de ses salariés », confirme Didier Faure, maître d’œuvre dans le bâtiment et les travaux publics et bénévole spécialisé dans la prévention au sein de l’Andeva.
Des baisses de régime inexpliquées
Le masque Proflow est équipé d’un bloc moteur, accroché à la ceinture de l’ouvrier, qui aspire l’air ambiant, le propulse dans un système de filtration, puis achemine l’air décontaminé jusqu’au visage par un tube. La quantité d’air pulsé doit absolument être supérieure à l’air consommé : la réglementation française impose un débit de 160 litres par minute. Or le moteur aurait des baisses de régime l’empêchant d’assurer en continu le débit d’air légal ; le masque pourrait donc laisser passer des fibres d’amiante.
Après la publication de l’enquête de Libération, le groupe 3M, dont la gamme de produits s'étend des post-it aux revêtements pour voitures en passant par les masques chirurgicaux ou industriels, s’est défendu dans un écrit public : le système Proflow Asbestos a « toujours obtenu et conservé » sa certification de conformité à la norme européenne et à la réglementation française qui définissent le niveau de protection respiratoire requis selon le niveau d’empoussièrement, souligne-t-il.
L’attitude de la DGT est autrement plus déconcertante. Alertée depuis avril 2019, elle est restée mutique, n’a émis aucune alerte à l’intention des entreprises de désamiantage et de leurs ouvriers. « Une carence scandaleuse », estime Didier Faure. Dans une note interne datée du 10 juin 2021, la DGT argue pourtant bien du « principe de précaution » pour demander à ses inspecteurs du travail de ne pas utiliser eux-mêmes des masques Proflow fabriqués avant 2020, lorsqu’ils pénètrent sur un chantier de désamiantage pour le contrôler. En effet, depuis juillet 2020, 3M a procédé à une amélioration notable : un tube indicateur de débit d’air pulsé équipe désormais les masques, permettant à l’utilisateur d’être alerté avant d’entrer en zone de travail.
A la DGT, on se défend d’être resté inactif depuis trois ans. La circonspection de l’administration du Travail peut s’expliquer en partie par la crainte de « fournir des billes » au fabricant, qui aurait pu alors plus facilement se défausser sur les entreprises de désamiantage, arguant d’une mauvaise utilisation du masque ou d’un entretien insuffisant.
L’investigation freinée par la crise sanitaire
Les masques étant produits au Royaume-Uni, la DGT a d’abord contacté son homologue britannique pour vérifier la date de la dernière certification de conformité2
. Ce faisant, elle l’a alerté de l’investigation du ministère du Travail français ! L’Autorité de surveillance britannique avait interrogé 3M en août 2019. La certification datait du printemps 2019, écartant les doutes quant à l’efficacité du masque Proflow à l’état neuf. Mais qu’en était-il après quelques mois d’utilisation ?
En février 2020, la DGT a décidé de faire contrôler un lot de masques neufs et un lot de masques usagés, et s’est adressée à l’Apave, organisme notifié français pour le marquage CE des APR. Las : la pandémie de Covid-19 et le confinement entré en vigueur le 17 mars 2020 ont suspendu toute la procédure durant un an. C’est seulement en juin 2021 que les services du ministère ont reçu les résultats des tests effectués par l’Apave. Aucun problème pour les masques neufs mais des dysfonctionnements sont constatés pour ceux qui sont usagés. L’investigation se poursuit pour comprendre d’où provient la baisse de régime du moteur.
Toutefois, en juillet 2021, la DGT a enclenché la procédure de surveillance du marché. C’est une procédure contradictoire, comme l’impose le droit européen : la DGT a envoyé un recommandé à 3M, sommé de fournir des réponses par écrit dans un délai maximum de deux mois.
Entretemps, 3M France a discrètement publié deux notes, le 9 mars et le 27 août 2021, à destination de ses « clients distributeurs » du Proflow. On peut lire la dernière, par exemple, sur le site d’une entreprise de maintenance des APR. Ces courriers, intitulés « Action requise », préconisent de commander pour les appareils antérieurs à juillet 2020 les « tubes indicateurs de débit d’air » mis au point par le fabricant. Et précisent : « Il incombe à l’employeur de vérifier que les APR fonctionnent correctement ». L’entreprise recommande aussi de changer « le moteur et le circuit imprimé » si le tube montre que le débit de 160 litres par minute n’est pas atteint. Et demande aux distributeurs de transférer ces consignes aux utilisateurs. Cela a-t-il été fait ? 3M France s’en est-il assuré ?
En tout cas, c’est lorsqu’elle a découvert ces courriers de 3M France que la DGT a prévenu, par note interne, les inspecteurs du travail qui utilisent ces masques. En tant qu’employeur, le ministère peut en effet, comme toute entreprise et sans crainte de représailles juridiques, suspendre l’utilisation des vieux masques Proflow pour ses agents. Mais en tant qu’autorité de surveillance du marché, la DGT a apparemment opté pour une extrême prudence qui confine à l’inaction, probablement par crainte d’être attaquée par 3M pour atteinte à son image et/ou diffamation, ou par l’Union européenne pour entrave à la concurrence.
Elle n’exclut pas de rappeler les masques Proflow concernés – ce qui entrainera de fait le blocage de la plupart des chantiers de désamiantage –, si elle parvient à démontrer le risque pour l’utilisateur, et sécurise suffisamment techniquement et juridiquement son dossier.
En attendant, chaque jour qui passe augmente le risque de contamination pour la part des 35 000 ouvriers des chantiers de désamiantage français qui utilisent un masque défectueux. L’amiante est un cancérigène sans effet de seuil et l’inhalation de quelques fibres peut provoquer un cancer vingt ou trente ans après.