Amiante : le préjudice d’anxiété reconnu pour tous
La Cour de cassation vient de reconnaître que les travailleurs qui ont été exposés à l’amiante peuvent demander l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété au conseil de prud’hommes. Reste à savoir si ce revirement va aussi concerner d’autres cancérogènes que l’amiante.
Chose promis, chose due ! Fidèle à son engagement de réviser sa position à propos du préjudice d’anxiété, la Cour de cassation a rendu, le 5 avril, un arrêt très attendu qui consacre un revirement de jurisprudence. Cette décision, écrit la Cour de cassation dans une notice explicative, « reconnaît la possibilité pour un salarié justifiant d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, d’agir contre son employeur, sur le fondement du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 19981 ». Ainsi donc, désormais, tous les travailleurs qui ont été exposés à l’amiante vont pouvoir faire valoir un droit à indemnisation d’un préjudice d’anxiété devant les conseils de prud’hommes. Ce revirement de jurisprudence confirme également l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur dans l’exécution du contrat de travail.
Pression des employeurs
Pour comprendre la portée de cet arrêt, il est nécessaire de revenir sur une dizaine d’années d’errements judiciaires des magistrats autour de cette question, au gré des pressions des associations de victimes et des organisations syndicales qui ont initié et multiplié les procédures et des employeurs qui ont insisté sur les risques économiques pour les entreprises.
En 2010, la Cour de cassation avait reconnu le préjudice d’anxiété lié au risque de développer une pathologie grave à des salariés exposés à l’amiante dans la région de Bergerac (Dordogne) du fait de la négligence fautive de leur employeur. Mais « sous la pression des employeurs, à l’origine de pourvois toujours plus nombreux, la Haute Juridiction a progressivement délimité le périmètre de la réparation de ce préjudice aux seuls salariés d’établissements classés » ouvrant droit à la « préretraite amiante », rappelle dans un communiqué le cabinet d’avocats Teissonnière, Topaloff, Lafforgue, Andreu. Les autres salariés exposés à l’amiante (hors établissements inscrits) ou à d’autres cancérogènes « se sont vu trop souvent refuser l’indemnisation de leur préjudice ».
« Injuste et discriminatoire »
Pour Alain Bobbio, secrétaire national de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva), « la situation était profondément injuste et discriminatoire. Les travailleurs de la transformation de l’amiante ou de la construction et de la réparation navale bénéficiaient d’une présomption d’imputabilité, alors que les dockers, les ouvriers du bâtiment et de la métallurgie qui travaillaient dans des nuages d’amiante n’avaient droit à rien parce que leurs établissements n’étaient pas inscrits sur la liste, la porte était fermée ». Selon lui, « la chambre sociale de la cour de cassation suivait un raisonnement économique et politique, pour que l’indemnisation des victimes de l’amiante ne coûte pas trop cher ».
Depuis plusieurs années, plusieurs cours d’appel ont pris des positions de résistance par rapport à la Cour de cassation. En mars 2018, la cour d'appel de Paris avait accordé 10 000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice d'anxiété à 108 salariés exposés à l'amiante dans des centrales thermiques d'EDF, qui ne figurent pas sur ces listes « préretraite amiante ». EDF s’étant pourvu en cassation, la Haute Juridiction a réexaminé la question du préjudice d’anxiété au regard du cas d’un ancien salarié, qui demandait réparation pour avoir inhalé des fibres d’amiante entre 1973 et 1988.
Justifier la demande d’indemnisation
Le 22 mars dernier, la Cour s’est donc réunie en assemblée plénière, sa formation la plus solennelle (la chambre sociale, les trois chambres civiles, la chambre commerciale et la chambre criminelle), avant de rendre un arrêt le 5 avril. Celui-ci va dans le sens du rapport de l’avocate générale, qui préconisait de saisir cette opportunité pour modifier la jurisprudence actuelle. C’est donc maintenant chose faite.
Le demandeur devra apporter les preuves de son exposition, par exemple à l’aide de témoignages. Il devra aussi caractériser son préjudice et apporter des éléments aux juges du fond pour justifier sa demande d’indemnisation. Ce n’est donc pas un « droit de titrage » automatique. Enfin, l’employeur pourra s’exonérer de sa responsabilité s’il apporte la preuve de l’absence de tout comportement fautif. Les juges suprêmes confirment ainsi la jurisprudence de la chambre sociale relative à l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur. Dans sa notice explicative de l’arrêt, la Cour écrit qu’il appartient « aux juges du fond, dans l’exercice de leur pouvoir souverain d’appréciation des éléments de fait et de preuve qui leur sont soumis, d’évaluer le comportement de l’employeur, notamment la pertinence des mesures de prévention et de sécurité prises et leur adéquation au risque connu ou qu’il aurait dû connaître ».
« Décision capitale pour la prévention »
Reste à savoir si le raisonnement des magistrats à propos du préjudice d’anxiété est transposable aux autres cancérogènes que l’amiante. Cette question devrait trouver une réponse le 22 juin prochain avec l’examen par la Cour de cassation du pourvoi de 732 mineurs de charbon, soutenu par la CFDT. Ces mineurs demandent eux aussi l’indemnisation du préjudice d’anxiété pour avoir été exposés à des cocktails de produits cancérogènes. Leur avocat, Me Jean-Paul Teissonnière, estime que « par souci de cohérence, la chambre sociale devrait considérer que peu importe le polluant, l’amiante ou d’autres produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques, ce qui compte, c’est le fait d’avoir été exposé à un produit dangereux à effet différé, sans prévention efficace. La décision à venir sera capitale pour la prévention du risque toxique, si les magistrats ne se laissent pas enfermer dans l’amiante ».
- 1Liste des établissements ouvrant droit à la préretraite amiante.