L'atelier de maintenance des wagons de fret à Ambérieu - © DR
L'atelier de maintenance des wagons de fret à Ambérieu - © DR

Amiante : la SNCF à côté de la plaque

par Eliane Patriarca / octobre 2019

Comme nous l'avons révélé sur notre site fin juillet, de l'amiante a été découvert dans des pièces de wagons de fret, ce qui expose les cheminots de la maintenance à des poussières cancérogènes. Enquête sur les failles de l'évaluation des risques à la SNCF.

Ils sont cheminots et effectuent la maintenance des wagons de fret à Ambérieu-en-Bugey (Ain). En janvier dernier, ils ont découvert que des pièces qu'ils maniaient chaque jour étaient amiantées, et donc que leur travail les exposait à l'inhalation de poussières cancérogènes, issues d'un minéral pourtant interdit depuis 1997.

Malgré un droit d'alerte pour danger grave et imminent aussitôt déposé par le comité social et économique (CSE) de la région Auvergne-Rhône-Alpes (Aura), malgré la visite, en février, et les admonestations, en mars, de l'Inspection du travail de Lyon, malgré une expertise détaillée sur l'atelier d'Ambérieu et celui, voisin, de Sibelin (Rhône), menée à la demande du CSE par le cabinet spécialisé Ergonomnia et remise fin juin, malgré les demandes de concertation immédiate déposées par Sud Rail, en avril et juillet, auprès de la direction de l'entreprise ferroviaire, la situation reste au point mort.

Les techniciens refusent de travailler sur des wagons suspects tant que les mesures d'empoussièrement et les modes opératoires réclamés par les inspecteurs du travail ne seront pas mis en oeuvre. Dans cet immense hangar ouvert à tous vents qui longe la gare de voyageurs d'Ambérieu, les 200 mètres de rails, de fosses et de chevalets sont au repos forcé. L'activité est stoppée depuis mars en dépit des multiples pressions de la hiérarchie, qui, selon la dizaine de techniciens, voudrait qu'ils reprennent le travail. La menace de la fermeture du site est brandie.

"La direction nous presse d'augmenter la productivité, nous dit que notre client principal, Danone, va partir", témoignent quatre agents. Mais eux sont surtout inquiets des conséquences possibles d'une contamination. "On n'a plus aucune confiance en la direction, confie un agent trentenaire. J'en suis à un tel point que je préférerais que la boîte me licencie !"

Ambérieu n'est pas un cas isolé. Les treize ateliers de maintenance fret, employant environ 440 personnes et regroupés depuis le 1er juillet dans un établissement national, sont affectés par la crise. Partout, des wagons sont mis en quarantaine, dans l'attente d'être traités par des sociétés spécialisées, et l'activité est ralentie. Les ateliers réagissent toutefois de manière disparate. En effet, dans un contexte de forte concurrence entre technicentres, mais aussi avec des entreprises privées, nombre d'agents redoutent de perdre leur emploi. Si, à Dunkerque (Nord), l'activité sur les wagons suspects est suspendue du fait de l'intransigeance de l'inspecteur du travail, à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime) comme à Woippy (Moselle), le travail se poursuit avec des opérations de "levée de doute" et des modes opératoires dont les experts d'Ergonomnia ont pourtant démontré les carences.

Poussières assurées

Alors que la SNCF était censée s'être progressivement débarrassée de l'amiante dans les wagons de fret, le minéral toxique a resurgi l'an dernier. Depuis, les mauvaises surprises se succèdent. Tout débute en juillet 2018 : dans l'atelier de Nîmes-Courbessac (Gard), une pièce amiantée, en l'occurrence une fourrure de crapaudine, est fortuitement repérée sur un wagon. En septembre 2018, puis en octobre, trois de plus. Or, pour retirer ces composants, les agents doivent les attaquer au burin et au marteau, puis procéder à un nettoyage à la soufflette ou à l'aspirateur. Donc, poussières assurées. La direction du matériel diffuse un "message urgent" à tous les technicentres, avec des photos de fourrure de crapaudine amiantée. Mais en janvier 2019, à Ambérieu, on trouve des glissoirs - pièces de friction assurant la stabilité du wagon à bogies - amiantés : l'un, usagé, dans la benne à ferraille, l'autre, neuf, dans une armoire.

En février, la direction du technicentre Aura décide de tester une méthode de repérage des pièces à problème. "A blanc", c'est-à-dire sur un wagon non catalogué comme suspect. Patatras : il y a un glissoir amianté sur ce wagon dit "sain" !

La série noire continue : en avril, des techniciens d'Ambérieu se rendent en Savoie pour réparer un wagon non répertorié comme douteux. Pas de chance, l'un des glissoirs est amianté ! En juillet, nouveau revers. A Sibelin, pour démontrer à l'Inspection du travail la validité du repérage des composants amiantés sur la base de constats visuels effectués par des agents, la direction fait prélever des pièces par les techniciens et réaliser en laboratoire l'analyse d'une soixantaine d'entre elles, identifiées comme saines. Raté, deux sont amiantées !

Explications "confuses"

Comment la SNCF explique-t-elle la présence de pièces amiantées, usées ou neuves, vingt-deux ans après l'interdiction de l'amiante ? Aux inspecteurs du travail de Lyon, la direction Transport express régional (TER) Aura donne en février des explications qu'ils jugent "confuses". Ils concluent que "la présence de pièces [...] contenant de l'amiante sur les wagons de fret est identifiée depuis plus de trente ans au moins par l'entreprise" et la SNCF "n'a manifestement mis en oeuvre aucun suivi effectif du retrait systématique des composants amiantés" depuis 1996. Au cabinet Ergonomnia, qui mène entre mars et juin des investigations sur les sites d'Ambérieu et de Sibelin, la direction soutient que les agents n'ont pas dû respecter la consigne de changement systématique du matériel amianté. A Santé & Travail, la société ferroviaire répond le 29 août, par un mail de son service de communication, qu'il s'agit "d'un parc de wagons ayant très peu servi" et qui a "pu échapper à la fois à l'évaluation de 1997 et à la maintenance prévue sur ces pièces". Mais alors, d'où proviennent, par exemple, les glissoirs neufs retrouvés à Ambérieu ? La SNCF ne nous a pas répondu.

Le rapport d'expertise d'Ergonomnia brosse le tableau peu flatteur d'une grande entreprise qui a fait preuve pour le moins d'inconséquence sur un sujet aussi lourd. Le cabinet a notamment exhumé la lettre relative à l'évaluation des risques liés aux substances amiantifères qui a été adressée en 1997 à tous les ateliers de maintenance. Ce courrier indique que "les matériaux de friction (fourrures de crapaudine, glissoirs, semelles de frein) sont attestés "sans amiante" par les fabricants depuis les années 1980 à 1985", et que, "dans ces conditions, il est fortement improbable que ces pièces soient toujours sous les véhicules en service"

Certains matériaux "oubliés"

Une analyse hasardeuse, souligne Ergonomnia, "dans la mesure où cette même note admet que certains matériaux ont été "oubliés" lors des inventaires précédents (garnitures de freins à disque, certains types de fourrures de crapaudine), et ont continué à être livrés avec de l'amiante jusqu'en 1996". Comment l'entreprise a-t-elle pu affirmer, en 1997, sans vérification, que "les glissoirs et les fourrures de crapaudine amiantés posés avant les années 1985 avaient tous été remplacés" ? D'autant que, signalent les experts, selon "la règle d'usure définie en 2018 par la SNCF pour cibler les wagons potentiellement encore équipés de glissoirs amiantés, ceux-ci ne s'usent qu'après un parcours de 330 000 kilomètres, distance que certains n'ont pas parcourue en trente-quatre ans". Conclusion du rapport : ces "failles importantes dans le recensement des matériaux amiantés opéré par l'entreprise en 1997" ont conditionné "toute la politique de prévention pendant les vingt années" suivantes et "conduit à la crise de 2018 et au constat que les agents de maintenance travaillent sans protection sur des wagons contenant de l'amiante depuis tout ce temps"

Aujourd'hui encore, la direction du matériel ne se distingue pas par son attention portée à la traçabilité. Impossible, par exemple, pour les inspecteurs du travail de Lyon ou de Dunkerque d'obtenir des explications claires sur la manière dont ont été repérés, dans le parc des 30 550 wagons à bogies, ceux étant suspects et donc devant faire l'objet d'une levée de doute à leur entrée en atelier. Ergonomnia pointe de son côté "l'énorme limite de ce système", qui ne s'applique qu'aux wagons sous contrat d'ingénierie SNCF. Pour les autres, notamment les milliers de wagons à bogies qui appartiennent à sa filiale Ermewa, la SNCF se contente d'exiger une attestation de non-présence de matériaux amiantés.

Inertie de l'employeur

"On a laissé des centaines d'agents travailler sans aucune protection dans ces ateliers, déplore Julien Troccaz, représentant Sud Rail et administrateur salarié au conseil de surveillance de la SNCF. Et l'entreprise est toujours défaillante sur toutes ses obligations face à l'amiante : évaluation précise des risques pour tous les ateliers fret, prévention et protection de l'ensemble des agents du Techninat [entité regroupant au niveau national tous les ateliers d'entretien des wagons, NDLR]. Par souci de productivité, la direction tente d'imposer des modes opératoires qui ne protègent pas suffisamment les agents."

A Dunkerque, le 6 septembre, c'est l'inspecteur du travail qui fustige l'inertie de la SNCF dans un courrier à la direction. Après une nouvelle visite du site le 31 juillet, il épingle "l'absence de vérification des stocks" des ateliers depuis fin 1996, ce qui "ne permet pas d'exclure le maintien ou une installation ultérieure de pièce amiantée"."Il ressort des documents communiqués et déclarations recueillies" que les fourrures de crapaudine incriminées "figurent en tant que pièces susceptibles d'être amiantées a minima depuis avril 2009 dans la base de données Fibres de la SNCF". Pourtant, "malgré la connaissance des risques, leur évaluation et la mise en place de mesures de prévention afférentes ont présenté de graves carences, laissant supposer une exposition des agents"

Situation "maîtrisée" ?

L'entreprise ferroviaire considère au contraire faire face à une "situation connue et maîtrisée", selon sa réponse adressée à Santé & Travail"Parmi les deux références de pièces" susceptibles d'être amiantées, écrit-elle, "une première fait l'objet d'une dépose en atelier. Conformément à la réglementation, ces opérations se font déjà dans sept centres de maintenance, selon un protocole amiante élaboré par des personnes formées". La seconde référence ne permettant pas la dépose et le remplacement en atelier, la SNCF a lancé un appel d'offres auprès d'entreprises spécialisées. Mais de quelles pièces précisément parle-t-on, quels sont ces sept centres de maintenance modèles et pourquoi les autres n'en font-ils pas autant ? Pas de réponse.

La SNCF n'explique pas pourquoi, depuis un an, elle n'a pas systématiquement mis en place, dans chaque atelier, les dispositifs collectifs de protection réclamés par l'Inspection du travail de Lyon, Dunkerque ou Tergnier (Aisne) : création d'une zone de travail amiante parfaitement isolée, de douches de décontamination, de systèmes d'aspiration et de ventilation... Elle se retranche derrière un élément de langage martelé depuis la révélation de cette crise sanitaire par Santé & Travail le 31 juillet dernier : "La sécurité, et donc la sécurité au travail, est la priorité numéro un de la SNCF, qui n'a jamais négligé le risque amiante et se conforme strictement à la réglementation en vigueur Il n'est pas sûr que ce soit suffisant (voir "Repère").

 

Repère

L'arrêté relatif au repérage avant travaux (RAT) dans les matériels roulants ferroviaires (locomotive, voitures, wagons, remorques) entrera en vigueur le 1er janvier prochain. En vertu de la loi travail de 2016, donneur d'ordres, maître d'ouvrage ou propriétaire ont en effet l'obligation de faire rechercher la présence d'amiante avant toute opération induisant un risque d'exposition des travailleurs. Le RAT a pour but de permettre à l'entreprise qui réalisera les travaux d'évaluer ses risques professionnels et d'ajuster les mesures de protection collectives et individuelles. L'arrêté fixe la méthodologie fondée sur la nouvelle norme NF F01-020.