Antoine Russbach : un cinéaste « engageant » plutôt qu'engagé
Antoine Russbach. Avec Ceux qui travaillent, sorti le 25 septembre, le réalisateur suisse livre, non un pamphlet, mais une réflexion peu conformiste sur le capitalisme et le monde de l'entreprise. Avec la volonté de "tendre un miroir" aux spectateurs.
Dépeindre la société contemporaine en un triptyque revisitant les sphères du travail, de la justice et de la spiritualité : à 35 ans, le cinéaste suisse Antoine Russbach affiche une belle ambition (voir "Repère"). A bien des égards, Ceux qui travaillent, premier volet de l'oeuvre, sorti en France le 25 septembre, prend le contre-pied des longs-métrages habituels sur le monde de l'entreprise, l'exploitation des travailleurs, la fermeture des usines, la dénonciation frontale du capitalisme. Frank, le personnage principal, incarné par Olivier Gourmet, est cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime basée à Genève. Une crise sur un cargo l'amène à prendre une décision qui lui coûte son poste. S'ensuit une douloureuse remise en question pour ce père de cinq enfants, fils de paysans "élevé comme les bêtes", qui a tout misé sur le travail pour sortir de la pauvreté et préserver sa progéniture de la violence de la misère. Son introspection empruntera un cheminement inattendu...
"Je ne voulais pas faire un film de gauche qui deviendrait un bien de consommation pour gens de gauche, commente le réalisateur. Je propose une réflexion sur le capitalisme, le travail et la place qu'il prend dans nos vies, mais j'essaie avant tout de tendre un miroir aux spectateurs, en évitant le prêt-à-penser. La scène finale invite à nous interroger sur notre inertie : combien de temps allons-nous continuer collectivement dans cette voie ?"
Dans la lignée des frères Dardenne
Antoine Russbach habite Lausanne, dans cet écrin enchanteur où est posé le lac Léman, cadre de vie qui contraste avec la trame tendue et sombre de son premier long-métrage. "Je sais, tourner un film social en Suisse, où le taux de chômage est faible et, qui plus est, du point de vue de la classe dominante, peut paraître bizarre, s'amuse-t-il. Mais j'ai étudié la réalisation en Belgique, à l'IAD [Institut des arts de diffusion] de Louvain-la-Neuve, où j'ai découvert le cinéma des frères Dardenne. J'aime le regard qu'ils portent sur les gens et la société, complexe et empathique. C'est ce que j'ai eu envie de faire en revenant en Suisse : un cinéma politique mais qui n'est pas polarisé politiquement." Autant dire que le divertissement n'est pas vraiment sa tasse de thé. "Ce n'est pas un artiste engagé, au sens militant, mais un cinéaste "engageant", dont l'écriture incite au questionnement, estime Emmanuel Marre, son coscénariste, allié artistique et ami depuis leur rencontre à l'IAD. Je le trouve courageux de faire un tel film en Suisse, où la valeur travail est très importante et où le rapport au statut social n'est pas le même qu'en France."
Contrairement à son héros, Antoine Russbach a vécu son enfance dans l'aisance de la middle class genevoise, entre un père dessinateur en architecture et une mère infirmière, originaire d'Afrique du Sud. Les voyages au pays de l'apartheid contribuent alors à modeler sa vision des choses : "A Genève, je vivais dans un monde sous cloche ; là-bas m'est apparue toute la violence du système de classes." Souffrant d'une dyslexie qui lui rend la lecture difficile, il trouve dans le cinéma le moyen idéal de combler son goût pour les histoires, au point qu'il décide d'en faire son métier. Pendant ses études, il réalise avec Emmanuel Marre un premier court-métrage, Michel, ayant pour thème la responsabilité de l'individu face à ses actes. Son second court-métrage, Les bons garçons, s'aventure déjà sur le terrain du travail : "L'histoire met en scène deux étudiants en école de commerce qui montent une start-up, dont l'un réussit moins bien que l'autre. Le film parle de méritocratie, cette idéologie du "quand on veut, on peut", qui est cruelle : tout est possible, mais ceux qui échouent le mériteraient."
Susciter l'empathie
C'est à la lecture de Splendeurs et misères du travail, de l'écrivain et philosophe suisse Alain de Botton, que le projet de Ceux qui travaillent a germé dans l'esprit d'Antoine Russbach. Un des chapitres de l'ouvrage retrace la trajectoire d'un poisson pané, du pêcheur à l'assiette d'un enfant. Installer son récit dans le milieu du fret maritime présentait, aux yeux du cinéaste, un double intérêt : rendre compte de l'aspect virtuel de l'activité - les professionnels du secteur administrent tout à distance sans jamais voir les bateaux, simples points sur des cartes -, tout en mettant en visibilité la finalité du travail - les marchandises transportées, réelles, parviennent aux consommateurs. L'observation du ballet des businessmen dans le quartier d'affaires de Genève a aussi été une source d'inspiration, le cinéaste s'efforçant de dépasser sa vision simpliste de ces gens que beaucoup rendent responsables des problèmes du monde. "Je voulais aussi traiter de la servitude volontaire des cols blancs, une forme d'aliénation au travail différente de celle des ouvriers, précise-t-il. L'organisation laisse à penser que les cadres supérieurs sont leurs propres patrons, gérant leur portefeuille d'activité selon leurs propres horaires. A quoi peut conduire cette autoaliénation ? C'est l'histoire de Frank, qui commet un acte atroce pour sa boîte sans que personne ne lui ait rien demandé. La démarche du film, c'est de la raconter en amenant les spectateurs à éprouver de l'empathie pour cet homme."
Révéler la nature humaine
Le propos n'a pas été simple à défendre devant les financeurs, qui n'aiment rien tant que les héros positifs auxquels le public peut s'identifier. Emmanuel Marre a soutenu son alter ego dans sa volonté de s'affranchir des clichés sur le monde du travail. "Il a une vraie vision romanesque, assure-t-il. Même si c'est quelqu'un d'analytique, il a cette faculté de donner accès aux pensées et au ressenti des personnages sans être dans le verbal ou l'explicite." Elodie Brunner, la productrice suisse du long-métrage, a rencontré Antoine Russbach sur un projet de série relatant la vie d'un groupe réfugié dans un abri antiatomique. "Le scénario de cette série - qui n'a pas eu de suite - témoignait déjà d'un besoin de faire sens, observe-t-elle. Celui de Ceux qui travaillent m'a plu parce que ce n'était pas un énième film sur la souffrance au travail et que Frank était un personnage ambigu, comme on voit rarement sur les écrans. Antoine aime aller au fond des choses. C'est une grande qualité... parfois un défaut pour le respect du calendrier ! S'il sait précisément où il veut aller, le dialogue est toujours possible avec lui."
L'exigence du réalisateur se retrouve dans le soin apporté aux décors, imaginés avec le parti pris de ne pas décrire l'entreprise de manière stylisée, façon "antre du mal". Antoine Russbach reconnaît que, malgré le temps passé à se documenter, sa représentation du travail n'est probablement pas juste, tout en soulignant qu'il ne prétend pas restituer la réalité. "J'ai fabriqué une histoire pour déchiffrer ce que le système révèle de la nature humaine, puisque, en tant que consommateurs, nous y participons", affirme-t-il. C'est avec ses modèles de réalisateurs en tête - les frères Dardenne, Laurent Cantet, Nanni Moretti, Ken Loach - qu'il continuera à concevoir des films. Un art singulier qui permet d'explorer "le désordre du réel".