Nucléaire : Areva condamnée pour son projet d'externalisation
La société Areva souhaitait externaliser une des activités de son site de La Hague. Sollicitée par les syndicats, la justice a invalidé le projet, jugé dangereux pour la santé des salariés et la sécurité des installations.
C'est une première. Le 5 juillet, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris a condamné Areva à annuler l'externalisation d'un de ses services sur son site de La Hague (Manche), premier centre de retraitement des combustibles nucléaires usés au monde. L'entreprise doit également verser 28 000 euros de frais de justice aux syndicats FO et CGT, qui ont porté l'affaire devant les tribunaux. Tout débute par trois chaudières. Des chaudières au fioul qui assurent la production de vapeur sur le site et arrivent en fin de vie. Le 13 juillet 2010, Areva présente au comité d'entreprise (CE) un projet d'installation de nouvelles chaudières, à bois. L'entreprise Dalkia est chargée de leur construction et de leur gestion. Mais la direction entend aller plus loin, en externalisant un service entier : la direction industrielle de production d'énergie (Dipe). Celle-ci, avec ses 61 salariés, s'occupe de la distribution de l'électricité, en temps normal et en cas de panne, comme de la production et de la distribution des eaux, de la vapeur et de l'air industriel (respirable dans les scaphandres, par exemple). Elle collecte, traite et rejette également les eaux à risque et usées.
Des motifs économiques
La Dipe, jusqu'ici, fonctionne sans problème, note Eric Zelnio, chargé d'inspecter le site pour l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), organe de contrôle du nucléaire français : " La conduite par les agents d'Areva se passe globalement bien. L'externalisation n'est donc pas motivée par le fait de les remplacer par de plus compétents. Areva souhaite une alternative plus économique, en partageant les investissements avec un autre opérateur. " Un choix que le directeur du site, Jean-Jacques Dreher, juge plus " cohérent " :" La conduite des énergies nécessite quatre à cinq personnes en permanence, par exemple. Si j'ajoute la gestion des chaudières, il faut du personnel en plus. Or la conduite des énergies ne relève pas du nucléaire, ce n'est pas notre coeur de métier. C'est en revanche celui de Dalkia. "
L'évidence ne s'impose toutefois pas à tous. Le jour de l'annonce, le CE mandate un expert, le cabinet Secafi-Alpha, tandis que le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) fait appel à Syndex. " La Dipe, c'est le système nerveux de l'établissement. C'est elle qui s'occupe du refroidissement des piscines et des distributions électriques, qui ont failli à Fukushima ", s'alarme Daniel Checiak, élu CGT du CHSCT.
L'ASN confirme l'enjeu de sûreté. " Il existe une gradation des fonctions dans le nucléaire : les fonctions qui concourent à la sûreté, celles qui en relèvent directement et celles qui sont des fonctions importantes de sûreté. L'activité de la Dipe relève des deux premiers niveaux. Ainsi, en cas de panne de courant, ce sont les salariés de la Dipe qui lancent les groupes électrogènes ", précise Eric Zelnio. Mais, alors que le CHSCT et le CE rendent un avis défavorable, l'ASN donne son accord au projet. " Nous avons demandé un renforcement de la surveillance de la part d'Areva, des indicateurs pour pouvoir vérifier que le service rendu ne se dégrade pas, et plus de lisibilité sur le bilan de transfert de compétences ", explique Eric Zelnio. Selon ce dernier, il existe un garde-fou ultime, qui ne relève pas de la Dipe : " Pour l'électricité, par exemple, si les groupes électrogènes ne fonctionnent pas, en cas de gros séisme, les ateliers peuvent déclencher de petits groupes électrogènes autonomes de sauvegarde. " Un argument que reprend la direction du site.
Anxiété, stress et troubles du sommeil
Le 31 janvier dernier, Areva confie donc la conduite des installations ainsi que le transfert du savoir et des connaissances des activités de la Dipe à un groupement d'intérêt économique (GIE), qui passera la main le 31 décembre 2013 à Dalkia. En avril, les syndicats FO et CGT demandent à la justice de suspendre l'externalisation du service... et obtiennent gain de cause. Le TGI de Paris s'appuie tout d'abord sur les constats du médecin du travail, du cabinet Stimulus - mandaté par Areva - et de l'Inspection du travail : anxiété, stress et troubles du sommeil ont augmenté chez les salariés de la Dipe depuis l'annonce de l'externalisation. Des risques psychosociaux qui ont " vocation à s'accroître " au cours du transfert de compétences, estime le tribunal, puisque les salariés devront former leurs remplaçants de chez Dalkia.
Risque industriel
Second motif : le risque industriel. Le tribunal insiste sur le temps de formation nécessaire pour maîtriser ces tâches sensibles, citant le rapport Syndex : " La capacité de diagnostic suppose une connaissance fine des installations, de leur fonctionnement normal et anormal et s'acquiert par un processus itératif d'exercice de l'activité et d'analyse d'activité préalablement exercée. Le compagnonnage dans la durée tel qu'il est pratiqué actuellement permet ce processus d'acquisition des compétences dans des conditions d'intervention sécurisées. Sa réduction à cinq mois fait craindre une moindre compétence des opérateurs et une prise de risque plus importante. "
Areva a décidé de faire appel. En attendant, le jugement reste novateur, note le juriste Pierre-Yves Verkindt : " En 2008, la Snecma avait été condamnée pour une réorganisation qui isolait un technicien : l'obligation de sécurité des salariés prévalait sur la liberté d'entreprise. Cette fois, la justice va plus loin en désignant les risques psychosociaux, ainsi que le risque industriel, et en établissant un lien entre eux. Le jugement d'Areva constitue une boîte à idées pour les contentieux du même type. "