Arrêts maladie : et si l'on soignait le travail ?
La progression des arrêts maladie constatée ces dernières années en France doit beaucoup à la dégradation des conditions de travail et à ses effets négatifs sur le rapport des salariés avec leur activité professionnelle. Il devient urgent de remédier à ces écueils par de nouveaux modes d’organisation.
En juin 2023, alors qu’il était encore ministre des Comptes publics, Gabriel Attal avertissait les sénateurs devant ce qu’il qualifiait « d’explosion des arrêts maladie ». Ce phénomène n’est pas nouveau puisque l’on estime que le montant des indemnités journalières a crû de plus de 30 % au cours des dix dernières années. Différents facteurs expliquent en partie cette hausse. L’augmentation de la population active et de l’âge moyen de départ à la retraite n’y sont pas pour rien. Toutefois, tous les spécialistes s’accordent à dire que le compte n’y est pas. On assiste bien à une augmentation significative de l’absentéisme pour maladie. Comment le comprendre ?
Pour le gouvernement, les causes comme les solutions sont claires. La multiplication des arrêts de complaisance expliquerait l’essentiel du phénomène. Il faudrait donc prévoir tout un ensemble de mesures visant à renforcer les contrôles et alourdir les sanctions aussi bien pour les salariés que pour les médecins prescripteurs comme le prévoit le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2024.
L’enjeu de la qualité du travail
Qu’il existe des fraudeurs et des arrêts de complaisance ne fait pas de doute ! Qu’il faille les sanctionner est une évidence ! Mais croire que l’accroissement de l’absentéisme résulterait de la seule fraude, croire qu’il est soluble dans la sempiternelle mise en cause du « médecin accommodant » et du « salarié tire-au-flanc » n’est pas à la hauteur des enjeux. Pire, une telle action a tout de la manœuvre dilatoire visant à retarder encore l’ouverture du dossier du travail dans notre société au moment même où tout indique que le rapport des Français au travail est très abîmé, qu’ils le perçoivent de moins en moins comme un lieu de développement personnel, de sociabilité et de sens…
En 2022, une étude de la Fondation Jean-Jaurès montrait un bouleversement majeur du rapport des Français au travail : en 1990, 60 % d'entre eux affirmaient que le travail était très important dans leur vie, ils ne sont plus que 24 % aujourd’hui ! Comment expliquer un tel effondrement au cours d’une période qui n’a connu ni grande révolution politique ni grande révolution culturelle ?
Tout semble indiquer qu’il nous faut en chercher les causes dans la mutation profonde des modes d’organisation du travail. Sous le quadruple effet de la mondialisation, de la financiarisation, de la digitalisation et de la flexibilisation des organisations, les conditions de travail ont profondément évolué au cours des trois dernières décennies comme le montrent toutes les grandes enquêtes quantitatives sur le travail. Prenons le temps d’en examiner les principaux enseignements.
Des marges de manœuvre de plus en plus réduites
Le sentiment d’intensification du travail est certainement ce qui domine en premier lieu et ce, malgré la réduction du temps de travail. L’accroissement de la compétition entre les firmes, consécutif à la mondialisation, comme l’augmentation des objectifs de rentabilité imposée par la financiarisation ont placé de nombreux salariés devant l’obligation de faire toujours mieux avec toujours moins.
Résultat : 61 % des salariés ont le sentiment que leur charge de travail s’est beaucoup accrue au cours des dernières années1
et 54 % estiment qu’ils ne peuvent plus faire du bon travail2
, qu’ils sont souvent contraints d’en sacrifier la qualité, ce qui est, bien sûr, profondément destructeur du sens de l’activité. Dans le même temps, les marges de manœuvre des salariés n’ont cessé de diminuer. Cette diminution touche particulièrement les cadres, ce « salariat de confiance » auquel on laissait traditionnellement beaucoup d’autonomie pour organiser le travail de ses équipes3
.
Sur ce terrain des marges de manœuvre et de la participation, la France apparaît comme particulièrement à la traîne : seuls 51 % des salariés français ont le sentiment de pouvoir influer sur les décisions importantes de l’entreprise les concernant, contre 61 % en moyenne dans les pays de l’Union européenne et près de 85 % dans les pays scandinaves4
. Enfin, la question de la reconnaissance est, elle aussi, en berne. De plus en plus de travailleurs ont le sentiment de donner plus qu’ils ne reçoivent : 25 % des salariés s’estimaient perdants dans la relation à l’entreprise en 1993, ils sont aujourd’hui 48 %5
.
Ces évolutions sont d’autant plus inquiétantes que les grands modèles scientifiques en matière de santé au travail ont montré que la situation la plus génératrice de pathologies physiques et mentales pour un travailleur se caractérisait précisément par l’effet combiné d’une augmentation de la charge de travail, d’une baisse des marges de manœuvre et d’une baisse de la reconnaissance. Pas surprenant, dès lors, qu’une étude de l’Ifop pour Diot-Siaci parue au printemps 2023 montre que 62 % des salariés estiment que leur travail est susceptible d’avoir un impact négatif sur leur santé mentale et 50 % sur leur santé physique...
Bien vivre son travail
Dans un tel contexte, s’il est juste de punir les fraudeurs, il est encore plus urgent de frayer les voies d’une nouvelle politique du travail. Celle-ci ne peut pas se limiter aux enjeux de conciliation entre vie privée et vie professionnelle (réduction du temps de travail, télétravail, horaires flexibles, semaine de 4 jours…), ni même à des politiques salariales plus ambitieuses qui viendraient compenser les peines d’un travail sans qualité en offrant un meilleur accès à la consommation dans la vie personnelle. Ces deux dossiers, largement dominants dans le dialogue social, concernent surtout la possibilité pour chacun de bien vivre en dehors du travail ; ils préparent et organisent la société des loisirs !
Ce qu’il faut reconstruire c’est le sens dans le travail, la vie bonne dans le travail. C’est au contenu même du travail qu’il faut s’attaquer et celui-ci n’évoluera pas sans une action sur ses modes d’organisation. On ne retrouvera pas une envie de travail, une culture du travail pas plus qu’un attachement à l’entreprise, sans une organisation du travail garantissant à chacun des possibilités d’apprentissage et de développement, un juste niveau de participation et la possibilité de tirer une légitime fierté du travail réalisé. Ce sont les modes de management comme les modes de gouvernement des entreprises qui doivent être au cœur de la nouvelle politique du travail. Sur ces deux axes, esquissons au moins quelques pistes d’action à l’intérieur d’un dossier qui pourrait en comporter beaucoup d’autres.
Favoriser le dialogue professionnel
Côté management, la priorité est à la mise en place de dispositifs favorisant l’écoute et le dialogue professionnel autour des situations de travail concrètes et des questions d’organisation. Seul ce dialogue régulier permet de reconnaître l’expertise professionnelle des travailleurs et de leur donner un juste pouvoir d’agir sur les conditions d’effectuation du travail.
Différentes voies d’action sont susceptibles de favoriser la diffusion de ce type de dispositif : la formation des managers pouvant aller jusqu’à des certifications conçues dans un cadre paritaire, les négociations de branche qui permettraient d’adapter ces dispositifs de dialogue à la réalité de chaque secteur, le renforcement des moyens alloués à certaines institutions accompagnant les entreprises, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) par exemple… L’enjeu du dialogue professionnel est actuellement au cœur des réflexions qui agitent le milieu de l’entreprise, comme le montre le rapport des Assises du travail – dirigé par Jean-Dominique Senard, président du groupe Renault, et Sophie Thiéry, présidente CFDT de la commission Travail et emploi du Conseil économique, sociale et environnemental (Cese) – qui en a fait une de ses principales recommandations.
Du côté du gouvernement de l’entreprise, il est grand temps de reprendre enfin le dossier de la composition des organes de gouvernance et d’y renforcer le droit de cité des salariés. Voilà maintenant plus de cinquante ans que les premiers rapports sur la réforme de l’entreprise sont sortis – on se souvient des rapports Bloch-Laîné6
(1963) et Sudreau7
(1975), tous deux très marqués par l’idéal de participation porté par le gaullisme –, et les entreprises françaises restent, malgré quelques timides avancées, très en retard sur la représentation des salariés au conseil d’administration.
La France doit rattraper son retard
En France, les salariés ont, depuis quatre ans, droit au mieux à 25 % des sièges au conseil d’administration des grandes entreprises, là où c’est un tiers dans toutes les entreprises du Nord de l’Europe et 50 % dans les entreprises allemandes de plus de 2 000 salariés dans le cadre de la codétermination… Ajoutons que les entreprises allemandes possèdent également des betriebsrat, véritables conseils du travail locaux ouverts sur les sites de production et possédant des pouvoirs bien plus étendus que les comités d’entreprise français. Notons que ces institutions participatives ne semblent nuire ni à la performance des entreprises allemandes ni à un dialogue social apaisé et constructif, bien au contraire...
Dès 1949, la philosophe Simone Weil écrivait qu’il n’existait pas de projet plus urgent que de bâtir « une civilisation fondée sur la spiritualité du travail » et de sortir de « la discipline d’usine », d’origine taylorienne, qui sévissait dans la grande industrie capitaliste comme dans la grande organisation d’Etat soviétique. Elle ne mettait aucun espoir dans le recul de la place du travail dans nos vies, encore moins dans sa disparition ! Elle croyait aux vertus du bon travail, fondé sur la sollicitation les capacités d’attention et d’intelligence des travailleurs ainsi que sur leur goût du bel effort. C’est à bâtir la société de la qualité du travail qu’elle appelait, un travail qui permettrait le développement de la cité et le développement de la personne du travailleur. C’est cette inspiration qu’il nous faut retrouver.
- 1Les Français au travail : dépasser les idées reçues, Institut Montaigne, février 2023.
- 2Conflits de valeurs au travail : qui est concerné et quels liens avec la santé ? Dares Analyses n° 27, mai 2021.
- 3Redonner du sens au travail, par T. Coutrot et C. Pérez, Seuil, 2022.
- 4Les facteurs de risques psychosociaux en France et en Europe, Dares Analyses n° 100, décembre 2014.
- 5« Je t’aime moi non plus : les ambivalences du nouveau rapport au travail », par F. Baumlin et R. Bendavid, Fondation Jean-Jaurès, janvier 2023.
- 6Pour une réforme de l’entreprise, par François Bloch-Laîné, Editions du Seuil, 1963.
- 7Rapport du Comité d'étude pour la réforme de l'entreprise, présidé par Pierre Sudreau, 7 février 1975.