Des assureurs qui misent sur la prévention individuelle plutôt que collective
Maître de conférences en sociologie à l’université de Rouen Normandie et chercheur affilié au Centre d'études de l'emploi et du travail (CEET-Cnam), Romain Juston Morival étudie les stratégies mises en place auprès des entreprises par les organismes de complémentaire santé. Lesquels cherchent à se positionner comme des acteurs de la santé au travail. Mais avec quelle approche ?
Vous vous intéressez aux « produits de prévention » de plus en plus souvent inclus dans les offres des complémentaires santé. Que mettez-vous derrière ce terme ?
Romain Juston Morival : Ce sont tous ces programmes, souvent numériques, que les organismes complémentaires d’assurance maladie (Ocam) développent pour inciter les assurés à devenir acteurs de leur santé. Ils visent notamment à agir sur les comportements : faire 10 000 pas par jour, fumer moins, manger sain. Ils s’appuient pour cela sur des bracelets connectés, du e-coaching ou des applications mais l’offre peut aussi aller plus loin, par exemple en fournissant des services de télémédecine.
Ces produits sont-ils aujourd’hui très répandus ?
R. J. M. : Leur croissance a été extrêmement rapide ces cinq dernières années. Désormais, tous les acteurs du marché, quelle que soit leur forme juridique, ont développé des offres, qui évoluent très rapidement. C’est une façon pour eux de se différencier dans leur conquête de parts de marché. On assiste ainsi aux prémices d’une transformation assez radicale du logiciel des assureurs. Ceux-ci ne se perçoivent plus seulement comme des gestionnaires de risques, mais comme des partenaires de santé.
Les employeurs sont-ils demandeurs de tels changements ?
R. J. M. : Le discours séduit les entreprises, d’autant plus que celles-ci ont désormais l’obligation de fournir une complémentaire santé à tous leurs salariés. Avec ces produits de prévention, la promesse des organismes gestionnaires est triple : une meilleure santé pour le salarié, une diminution de l’absentéisme et une hausse de la productivité pour l’employeur, de moindres remboursements de frais de santé pour le régime. Le contexte est d’autant plus porteur que les DRH communiquent beaucoup sur les questions de qualité de vie au travail ; certains accords d’entreprise font d’ailleurs mention de ces produits.
Ces nouveaux dispositifs ont-ils fait la preuve de leur efficacité ?
R. J. M. : Ils ne sont pas encore assez développés pour qu’on ait des certitudes. Aujourd’hui, deux hypothèses s’affrontent. La première, optimiste, consiste à dire que ces outils vont permettre de révéler des facteurs de risque que l’approche classique de la santé au travail ne permet pas de repérer. Avec un grain plus fin, on mettrait ainsi en lumière des phénomènes restés dans l’ombre.
Seconde hypothèse, ces produits vont au contraire concourir à traiter les problèmes de santé sous un angle individuel, en les déconnectant des conditions de travail. Lorsque l’employeur équipe ses locaux d’une cabine de téléconsultation, il encourage indirectement ses salariés à prendre rendez-vous avec un médecin de ville ou un spécialiste, pas avec le médecin du travail. Cette deuxième hypothèse, plus pessimiste, mérite d’être explorée en profondeur. .
Cette transformation de l’offre serait donc porteuse de risques…
R. J. M. : Indéniablement. En focalisant l’attention sur les comportements des individus, plus ou moins vertueux, on passe sous silence la dimension collective des enjeux de santé au travail. Quid de l’organisation du travail, des conditions de travail, des politiques de prévention en entreprise ? Le danger, c’est que les assureurs, au travers de ces produits, promeuvent la médecine au travail, mais au détriment de la médecine du travail. Au regard des évolutions dessinées par la réforme des services de santé au travail actuellement en discussion au Parlement, ce risque n’est pas seulement théorique.