Berger et Lepaon misent sur la qualité du travail
Ils ont pris la tête de leur organisation récemment. Thierry Lepaon et Laurent Berger, patrons respectifs de la CGT et de la CFDT, ont accepté de débattre de la santé au travail, de la pénibilité, des CHSCT. Avec des différences de style plus que de fond.
Vous avez fait de la reconquête d'un travail de qualité un axe fort de vos stratégies syndicales. Avec l'intensification du travail qui repart à la hausse et la politique de baisse du coût du travail qui se met en place, ne pensez-vous pas que cette revendication a peu de chances d'aboutir ?
Laurent Berger : La tentation est excessivement forte, sous le poids de la dégradation de l'emploi, de délaisser la question de la qualité de vie au travail, de la laisser aux spécialistes. Pourtant, c'est ce qui concerne le quotidien des salariés. Pour la CFDT, il n'y a pas de développement économique durable sans une économie fondée sur la qualité des produits et des services, ce qui ne peut s'envisager sans un haut niveau de vie, qui n'exclut personne, qui fait de la cohésion sociale et de la lutte contre les inégalités un enjeu majeur. En ce sens, la CFDT fait le choix du plein-emploi ET de la qualité du travail. C'est dans cette logique que nous avons signé l'accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail en juillet dernier. Certes, il a fait moins de bruit que celui sur la sécurisation de l'emploi, pourtant tous deux sont indissociables.
Dans cet accord, nous avons défendu la qualité de vie au travail sous tous ses angles : le contenu du travail, son organisation, la santé au travail, la conciliation avec la vie personnelle, l'égalité professionnelle. Nous en avons fait un enjeu du dialogue social à tous les niveaux de l'entreprise, mais aussi des territoires. Nous mobilisons nos équipes partout sur cet objectif. Nous attendons maintenant des organisations patronales qu'elles tiennent leurs engagements et que les branches et les entreprises déclinent cet accord.
Thierry Lepaon : Les salariés veulent travailler, créer, être reconnus. Leur qualification et leur engagement sont un levier indispensable de la compétitivité des entreprises. Nous avons besoin de transformer le travail pour sortir de la crise et penser le progrès social. C'est pour cela que lors de notre 50e congrès, à Toulouse l'an dernier, nous avons fait de la transformation du travail l'axe central de notre démarche syndicale. Là, nous venons de réunir plus de 50 syndicats qui, dans de grandes ou petites entreprises, des hôpitaux ou des administrations, se sont tournés vers les salariés pour qu'ils prennent en main leurs situations de travail. Cette démarche permet de donner confiance aux salariés sur leurs moyens d'agir et au syndicalisme d'être utile dans leur quotidien.
Plus globalement, une société qui dévalorise le travail en le présentant comme un coût et non comme une richesse ne permet pas de construire l'avenir. Nous devons donc battre en brèche les idées reçues sur la compétitivité des entreprises et ouvrir des alternatives à l'austérité. C'est le sens de la campagne que nous avons lancée sur le coût du capital. L'objectif est de mettre le travail et son organisation au centre de la délibération politique, alors qu'il en est totalement absent aujourd'hui. C'est la condition pour allier sécurité sociale des salariés tout au long de leur vie et efficacité économique.
Le futur compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), inscrit dans la dernière loi sur les retraites, a été très critiqué par le patronat. Etes-vous satisfait des arbitrages ? Au-delà du mécanisme de compensation, l'évolution des conditions de travail est-elle compatible avec le maintien en emploi des salariés vieillissants ?
T. L. : Le gouvernement est aux prises avec la réalité, celle de n'avoir pas réfléchi en amont à la mise en place de ce compte. Pour que le compte pénibilité soit une mesure de justice sociale, encore faut-il que le dispositif soit opérationnel et qu'il permette notamment le départ anticipé des salariés en situation d'épuisement, avec la juste reconnaissance de la pénibilité de leur travail. La CGT a formulé quatre exigences pour cela : simplicité, effectivité, justice et transformation des situations de travail.
Selon les chiffres du Conseil d'orientation des retraites, la période 2000-2012 a vu les mises en inaptitude de salariés progresser de 67 %. Les pensions d'invalidité explosent, avec une hausse de la part des cas les plus graves. Le compte pénibilité, dans l'instant, ne répond pas à ce devoir de justice envers celles et ceux qui peuplent ces statistiques. Il ne répond pas non plus aux grands défis de l'adaptation du travail aux femmes et aux hommes, quels que soient leur âge et leurs conditions de santé. Il ne participe pas à la politique de prévention de la désinsertion professionnelle, alors qu'il y a une urgence absolue à agir contre les pénibilités. Enfin, au moment même où le gouvernement annonce un plan social inédit dans les organismes de sécurité sociale, il leur impose des missions supplémentaires. C'est tout simplement impossible.
L. B. : Le compte personnel de prévention de la pénibilité est désormais un acquis inscrit dans la loi et sur lequel la CFDT a pesé. Nous n'imaginons pas qu'il puisse être remis en cause de quelque manière que ce soit.
Il est légitime que les entreprises participent à la prise en charge des conséquences sociales qu'elles génèrent. En s'y opposant, elles assument sereinement que d'autres dispositifs dont ce n'est pas la finalité s'en chargent, comme l'invalidité ou l'assurance chômage. Et il est tout aussi légitime que la perte d'espérance de vie due aux expositions professionnelles soit compensée.
Sur l'autre volet de votre question, il est un fait que la plupart des entreprises ne se sont pas adaptées pour prévenir les effets de la pénibilité. C'est pourtant le corollaire indissociable de l'allongement de la durée d'activité. Il s'agit de mettre en place des conditions de travail soutenables pour l'ensemble des salariés. Le compte pénibilité est enfin une réponse au besoin d'équité sociale et de prévention.
Le rapport Verkindt, remis en février, a fait des propositions pour un renouveau du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et un renforcement de sa légitimité. Comment avez-vous accueilli ces propositions et comment pensez-vous les prendre en compte dans la négociation en cours sur les instances représentatives du personnel (IRP) ?
L. B. : La CFDT n'était pas demandeuse de ce rapport voulu par le ministère du Travail, considérant que la réflexion sur une évolution du CHSCT devait s'inscrire dans le cadre d'une réflexion plus globale sur l'évolution de l'ensemble des IRP. Ce rapport n'approfondit pas la question de son articulation avec le dialogue social au sein de l'entreprise dans le domaine des conditions de travail.
Les CHSCT se sont construit une vraie légitimité. Toutefois, il faut veiller à ne pas accentuer leur spécialisation et leur cantonnement sur les questions matérielles de l'hygiène ou de la sécurité. Evitons de les isoler davantage, en aval des décisions stratégiques des entreprises, quand il est trop tard pour intervenir sur l'organisation du travail alors que le retentissement sur le quotidien des salariés est maximum. L'accès à la base de données unique donne désormais au CHSCT le même niveau d'information que celui du comité d'entreprise. La CFDT plaide maintenant pour que, face à ces informations, les membres du CHSCT puissent recourir à un expert pour les aider à anticiper leurs interventions.
Enfin, la question criante reste la représentation de la moitié des salariés, ceux des plus petites entreprises, qui ne disposent pas d'un CHSCT.
T. L. : Je partage cette préoccupation de Laurent Berger, il faudrait que tous les salariés puissent bénéficier d'un CHSCT. C'est pour nous un objectif prioritaire.
Nous ne sommes pas en accord avec toutes les propositions contenues dans le rapport Verkindt. Cependant, et c'est important, ce rapport affirme la légitimité du CHSCT comme instance représentative déterminante pour analyser et agir sur le travail réel. Proposer l'élection de ses membres au suffrage direct est un point d'appui pour les salariés.
Le CHSCT est un outil indispensable dans une démarche de connaissance, de reconnaissance et de transformation du travail. Nous ferons des propositions dans le cadre des négociations sur les IRP. Le CHSCT doit être avant tout un outil de proximité pour les salariés. Il doit avoir les moyens de jouer son rôle et ses membres doivent pouvoir bénéficier d'une formation adaptée. La loi doit généraliser et encadrer les coordinations de CHSCT.
La CGT et la CFDT ont défini une position commune sur la gouvernance de la santé au travail à l'occasion des travaux du Conseil d'orientation sur les conditions de travail. Vous souhaitez que l'Etat fasse une place plus grande aux partenaires sociaux dans la définition de la politique publique de santé au travail, mais aussi qu'il se donne davantage de moyens pour animer cette politique. Comment peut se faire cette articulation entre démocratie politique et démocratie sociale ?
T. L. : La crise économique s'accompagne d'une crise de la démocratie. Celle-ci n'épargne pas la représentation sociale dans l'entreprise. Il y a donc besoin de repenser la démocratie sociale et ses modalités dans l'entreprise. Mesure-t-on les dégâts chez les salariés d'Alstom à qui on a dit tous les jours qu'il fallait donner le meilleur d'eux-mêmes pour l'avenir de l'entreprise et qui apprennent un week-end à la télévision que cet avenir et le leur se décident ailleurs ?
L'enjeu essentiel, c'est de sortir d'une approche de la santé au travail dominée par la réparation, pour aller vers une politique de prévention par la transformation du travail. C'est cette ligne politique que nous avons défendue dans la réforme de la médecine du travail, ou encore dans la défense de la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale. Nous persévérons aujourd'hui avec la gouvernance de la santé au travail. Notre objectif est de rechercher beaucoup plus d'efficacité sur le terrain.
L. B. : La politique de santé au travail doit être mise au même niveau de priorité que les politiques de l'emploi. Même si le problème de l'emploi est actuellement prédominant, nous défendons la thèse que la promotion d'une politique publique de santé au travail est indispensable à la réussite d'un redressement durable de l'emploi. Le gouvernement est resté trop en retrait sur ces aspects et n'a pas restructuré ses moyens d'animation de la politique de santé au travail.
Le texte commun aux organisations syndicales délivre un message simple : le domaine de la santé au travail doit s'inscrire dans la dynamique de refondation de la démocratie sociale instituée par le gouvernement et prendre toute sa place dans le cadre de la santé publique. Il faut donc aboutir à un pilotage renforcé de la santé au travail dans le respect des responsabilités respectives de l'Etat et des partenaires sociaux, dont la légitimité doit être davantage reconnue.