Bernardino Ramazzini : le "défricheur" de la santé au travail
En 1700, avec son traité des maladies des artisans, ce médecin italien ouvre un champ d'étude inexploré : la santé au travail. Mais faut-il voir en lui, comme il est d'usage, le précurseur de la médecine du travail ? Pas si sûr...
Le champ que je défriche n'a été parcouru par personne." En publiant son De morbis artificum diatriba ("traité des maladies des artisans") en 1700, à près de 60 ans, Bernardino Ramazzini avait clairement conscience d'introduire un sujet nouveau. Il n'est guère étonnant que la médecine du travail, née au XXe siècle, ait vu en lui un père fondateur. Par son souci des gestes des travailleurs, il semble être le précurseur de l'ergonomie. Par son attention à la qualité de l'eau, de l'air, et au rôle des substances minérales, il paraît poser les bases de l'hygiène industrielle et de la toxicologie. Mais l'évidence apparente de la filiation peut faire oublier à quel point les manières de comprendre le traité de Ramazzini ont varié, depuis plus de trois siècles, en fonction des contextes et des traditions qui s'en revendiquaient. Saisir l'homme dans son époque, et non comme le préfigurateur de pratiques médicales inventées après lui, permet de rappeler que rien ne prédisposait le médecin italien à étudier les maladies des artisans, que son intérêt pour le sujet a été tardif et qu'il est le produit de circonstances précises.
Une culture humaniste
Né en 1633 à Carpi, près de Modène, diplômé de l'université de Parme en 1659, Ramazzini a reçu une formation héritée du Moyen Age, qui imposait l'étude préalable de la rhétorique, de la grammaire et de la philosophie pour pouvoir accéder à la faculté de la médecine. Pétri de la culture humaniste de son temps, il est un fin lettré et un latiniste accompli, qui émaille ses ouvrages de références littéraires. Cette culture classique est omniprésente dans ses écrits, y compris dans le De morbis artificum diatriba. C'est elle qu'il appelle à l'aide pour tenter de répondre à cette épineuse question : pourquoi faut-il que les "arts", expression de la civilisation, soient à l'origine de maladies mortelles ?
La réponse vient en deux temps. D'abord, Ramazzini rejette l'hypothèse selon laquelle les arts seraient un luxe. Ceux-ci sont bel et bien nécessaires à la survie de l'homme : comme le dit le poète latin Perse, la partie du corps la plus industrieuse n'est pas la main, mais l'estomac... Ensuite, il s'insurge contre les discours modernes dans lesquels la Nature est une "marâtre" qui aurait insuffisamment veillé sur l'espèce humaine, la condamnant à mourir de son industrie. Au contraire, les Anciens avaient raison de voir dans la Nature une mère nourricière, la "mère bienfaisante de tous les êtres". Dans le chapitre du De morbis artificum diatriba consacré aux mines, Ramazzini se réfère ainsi à l'auteur latin Ovide, pour qui l'avarice conduit à faire de l'exploitation des entrailles de la Terre un commerce avec les Enfers. Concernant les ouvriers du bois, il préconise "le travail modéré et sans excès". Si la recherche effrénée de richesses provoque les maladies, c'est bien que la Nature a "forcé l'homme à pourvoir chaque jour à l'entretien et à la conservation de sa vie, qui, sans ce secours, serait bientôt détruite".
Ramazzini évolue dans une société aristocratique où les plus grands savants, à l'image d'un Galilée, sont au service d'une cour princière. Pendant la première partie de sa carrière, le médecin s'efforce de trouver un mécène, composant par exemple un poème latin pour célébrer l'expédition de Louis XIV en Sicile en 1676. Quelques années plus tard, il est mis en cause dans une controverse avec le médecin florentin Giovanni Andrea Moneglia, suite à la mort en couches de la marquise Martellini Bagnesi, épouse d'un éminent personnage de Modène. En 1710, encore, il rédige un ouvrage sur l'"art de conserver la santé des princes"
En 1682, le duc François II, qui vient de fonder une nouvelle université à Modène, lui offre la chaire de médecine théorique. Plus tard, Ramazzini devient professeur de médecine pratique à Padoue. En un temps où une carrière réussie de médecin consiste à soigner les riches, il se trouve affranchi de la médecine de cour. Il se détourne des élites pour soigner le peuple de Modène. Les conditions sont alors réunies pour que, à 50 ans passés, il développe enfin une oeuvre scientifique originale.
Déjà dans les années 1660, l'Anglais Thomas Sydenham, voyant sa carrière politique bloquée par le retour de la dynastie Stuart, s'était résigné, faute de mieux, à soigner les pauvres du quartier londonien de Westminster. S'occuper de ces populations, guérir des épidémies plutôt que des maladies individuelles, supposait d'imaginer des méthodes différentes de celles de la médecine de cour. Comme Sydenham, Ramazzini les puise dans la philosophie expérimentale.
Une approche empirique
Car il connaît fort bien les progrès de la science de l'air, qui s'est développée grâce à l'invention de nouveaux instruments, d'abord en Italie puis en France et en Angleterre, tels l'anémomètre, le thermomètre, le tube de Torricelli ou encore l'hygromètre. En 1694, il fait des observations barométriques (Ephemerides barometricae) et publie des interprétations qui le mettent en discussion philosophique avec le médecin allemand Schelhammer, mais aussi Leibniz. C'est aussi un spécialiste de l'eau, comme le montre son étude des puits et des sources de Modène. Enfin, bon connaisseur des substances minérales, il complète les travaux menés au début du XVIe siècle par le médecin et alchimiste suisse Paracelse sur les mines et sur les poisons.
Ramazzini est donc l'un des représentants d'une science expérimentale qui a dû s'imposer face à des modèles concurrents valorisant la démonstration mathématique et la certitude, à l'image du système cartésien. Pour collecter des données sur les maladies des artisans, il s'appuie sur ses propres observations, principalement à Modène et à Venise, mais aussi sur des informations obtenues de correspondants qu'il connaît bien, "hommes de qualité" dont le jugement est digne de confiance et qui correspondent à travers le réseau européen des sociétés savantes.
Or il ne s'agit pas seulement d'analyser l'impact de l'air et de l'eau. L'étude empirique complète des épidémies suppose de prendre aussi en compte le contexte politique et militaire, la structure du bâti, ou encore les habitudes des habitants. C'est donc tout naturellement que Ramazzini en vient à considérer l'influence du métier, s'attachant à comprendre le "microclimat" que représente le lieu de travail, les gestes, les postures et toutes les pratiques propres à chaque activité. Ainsi, la médecine professionnelle n'est pas pour Ramazzini une forme de spécialisation, mais le prolongement logique d'une démarche épidémiologique que développent d'autres auteurs au même moment. Le traité de 1700 s'inscrit dans la continuité de ce travail entamé dans les années 1680, dont l'esprit consiste à renouveler l'étude des pathologies en s'éloignant d'une approche simplement anatomique afin de déterminer, au moyen d'observations et de mesures, l'influence du "milieu" sur les maladies.
Les "traditions" ne sont jamais transmises à l'identique : elles doivent être réinventées à chaque époque. Fondateur d'un nouveau champ d'étude, Ramazzini l'est sans doute, mais sa pratique médicale était d'abord celle de son temps. Par ses présupposés moraux, son ancrage social et sa signification scientifique, l'oeuvre de Ramazzini présente des différences souvent sous-estimées avec les traditions médicales qui s'en sont revendiquées par la suite.
"Ramazzini n'est pas le précurseur de la médecine du travail. Médecine, travail et politique avant l'hygiénisme", par Julien Vincent, Genèses n° 89, 4e trim. 2012.
Des maladies du travail, par Bernardino Ramazzini, Valergues, AleXitère, 1990.
Bernardino Ramazzini. Medical and Physiological Works, Franco Carnevale, Maria Mendini, Gianni Moriani (éd.), Cierre Edizioni, 2012.