Brigitte Font Le Bret, psychiatre du travail

par Nathalie Quéruel / avril 2010

Enfant, elle se voyait inspectrice du travail. Elle est devenue psychiatre. Avec une même obsession : aider ceux qui souffrent du travail. Brigitte Font Le Bret témoigne de son expérience dans un livre d'entretiens avec un ancien salarié de France Télécom.

La question du travail est indissociable de moi depuis toujours. " Voilà qui explique le parcours atypique de Brigitte Font Le Bret, psychiatre libérale exerçant dans la région grenobloise. Membre du conseil scientifique de l'Observatoire du stress et des mobilités forcées de France Télécom, créé par Sud et la CFE-CGC, elle cosigne aujourd'hui avec Marin Ledun Pendant qu'ils comptent les morts (voir encadré). Un ouvrage où elle livre son témoignage de femme de terrain engagée et sensible, aux premières loges des dégâts du travail sur la santé mentale de nombreux salariés.

Dialogue sur la souffrance

" Marin est venu en consultation, raconte Brigitte Font Le Bret. Par la suite, nous avons correspondu plusieurs années sur ces questions de travail. Ce dialogue, où nous dénoncions des situations peu connues du grand public, nous avons voulu le mettre en forme. " L'échange entre la psychiatre et Marin Ledun, sociologue et ancien salarié de France Télécom, sort ces jours-ci en librairie. La force du titre - Pendant qu'ils comptent les morts - interpelle. Au-delà de l'écume médiatique sur les suicides à France Télécom, les auteurs ont voulu mettre en avant la parole des salariés et leurs actes, afin de mieux comprendre ce qu'est cette souffrance au travail et la manière dont elle prend corps. Le livre est nourri de nombreux témoignages (anonymes), qui illustrent les conditions vécues par des salariés de France Télécom, mais aussi par ceux de centres d'appels ou d'entreprises industrielles de la région Rhône-Alpes que Brigitte Font Le Bret a reçus dans son cabinet. Une matière vivante qui permet d'entrer dans les rouages de la dépression professionnelle, de la violence retournée contre soi ou contre les autres, du déni et de la peur. Et d'en analyser les causes, liées aux organisations du travail délétères. Les exemples de l'infantilisation des salariés donnent froid dans le dos. Ces processus mis en évidence par certains chercheurs, les auteurs en donnent une lecture claire et accessible à tous. Selon eux, " il y avait urgence à parler ". C'est fait...

Code de classement
S070051A
Rubrique
Lectures
Titre complet
Dialogue sur la souffrance
Ouvrage(s)

Pendant qu'ils comptent les morts

La Tengo Editions. 167 pages. 15 euros. A paraître le 27 avril.

Brigitte Font Le Bret Marin Ledun

Elle aurait pu devenir médecin du travail, car son premier cours à la faculté de Saint-Etienne sur cette discipline a été une " révélation ", touchant aux souvenirs d'enfance et à l'histoire familiale : " Je suis originaire de cette ville, qui a été meurtrie par le chômage. Mon père, au départ minotier, a créé une petite usine de plastiques dans les années 1950. C'était mon terrain de jeu, un endroit dangereux où j'ai vu des gens se blesser parfois gravement. Quand j'étais petite, je voulais être inspectrice du travail ! "

De l'ergonomie à la clinique du travail

Cependant, l'étude de la médecine du travail la déçoit, en raison d'une approche à ses yeux trop compartimentée - organes, toxiques, moyens de prévention. Poussée par son intérêt pour les écrits de la psychanalyse, c'est en psychiatrie qu'elle fera son internat. Spécialisée dans les troubles post-traumatiques, elle passe une décennie dans un centre hospitalier, puis cinq ans dans des centres de soins de suite et de rééducation, période pendant laquelle elle s'installe à mi-temps comme praticienne libérale. " L'exercice de la psychiatrie correspond à mon envie de liberté : on peut y inventer ses outils de travail, ce qui est plus compliqué à faire en médecine du travail. "

Mais Brigitte Font Le Bret n'a jamais voulu lâcher vraiment une spécialité pour l'autre. Au fil des années et des rencontres, elle se passionne pour l'ergonomie avec Jacques Duraffourg, découvre avec enthousiasme la psychodynamique du travail et les " stratégies individuelles et collectives de défense " mises en évidence par Christophe Dejours. Mais, soutient-elle, " c'est l'approche de la clinique du travail ", défendue par Philippe Davezies, " qui permet d'aller au coeur de l'activité du travail. "Clinique", c'est un mot que j'aime, je regrette qu'il soit en perte de vitesse " (voir " Repère ")

Repère

La clinique du travail est l'approche du travail sous l'angle des enjeux pour le sujet engagé dans l'activité. Elle produit des résultats pratiques et des connaissances théoriques sur les conditions dans lesquelles le travail peut permettre de déployer une vie authentiquement humaine. Elle englobe la psychodynamique du travail, la clinique de l'activité et la clinique médicale du travail.

La diversité de ses explorations a forgé chez elle une " ligne conductrice " qui nourrit sa pratique professionnelle depuis plusieurs années : " La psychiatrie est globalement fermée à la problématique du travail ; je suis au contraire persuadée que c'est une question identitaire centrale. Tout cela m'a incitée à penser qu'il faut intervenir à plusieurs, en pluridisciplinarité et à partir de la parole de la personne concernée. " Dont acte, avec son implication dans le Réseau souffrance au travail en Isère, qui depuis trois ans rassemble des médecins du travail, des syndicalistes, des inspecteurs du travail, des experts intervenant dans les CHSCT, etc. Et dans son cabinet, elle reçoit essentiellement des salariés qui souffrent à cause de leur travail, réorientant vers ses confrères les personnes qui présentent des pathologies plus classiques. " C'est par le bouche à oreille que ces salariés arrivent chez moi. Dans les années 1990, j'ai noué des relations personnelles avec quelques médecins du travail de France Télécom. C'est ainsi que de plus en plus de travailleurs de cette entreprise sont venus me consulter. " Et bien d'autres...

Ce qui n'est pas un fardeau facile à porter. Car, observe-t-elle, la souffrance au travail prend ces derniers temps des formes d'expression plus violentes, comme les suicides ou les envies de meurtre. Dans Pendant qu'ils comptent les morts, elle l'avoue : " Je craque. [...] J'ai peur. " Elle fait le constat d'un échec personnel et collectif dans la prise en charge de ces problèmes. " Quand, pour sauver une personne d'un suicide, on ne peut faire autrement que de lui donner un antidépresseur et de prononcer une inaptitude au poste de travail, laquelle va conduire au licenciement, ce n'est vraiment pas satisfaisant. On médicalise un problème qui n'est pas d'ordre médical. Je le dis à mes patients : si nous vivions dans une société respectueuse des droits du travail, vous n'auriez pas besoin de consulter un psychiatre. "

Faire appel aux cinq sens

Mais Brigitte Font Le Bret ne veut pas baisser les bras. Se battre pour accompagner les salariés en difficulté, c'est, affirme-t-elle, sa raison d'être. Et elle le fait en plaidant pour une " psychiatrie faisant appel aux cinq sens ", par opposition à une médecine factuelle : " Les procédures et questionnaires peuvent avoir de l'intérêt, mais pas pour quelqu'un allant mal, qui a besoin qu'on l'aide à comprendre ce qu'il vit. " Il s'agit aussi pour elle de trouver des solutions collectives, d'arriver à faire émerger une vraie prise en compte politique des questions du travail.

Elle mène ce combat sans cesser d'être personnellement sur la brèche, cherchant à ajouter des cordes à son arc. Titulaire d'un diplôme universitaire en criminologie et d'un diplôme de médecine agréée, elle a effectué des expertises pénales pour mieux comprendre les actes délinquants mais aussi " par solidarité ", la justice manquant cruellement de psychiatres experts. Dans un autre registre, elle a obtenu l'an passé un certificat de psychopathologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers. Et si cela ne suffisait pas, la voici désormais consultante pour un cabinet d'expertise CHSCT : " Entrer dans l'entreprise, être au coeur de ses contradictions, de ses rapports de force, cet élément me manquait... "