Les cabinets de conseil, vecteurs d’un travail déshumanisant ?
Les jeunes consultants des cabinets de conseil en stratégie sont porteurs d’un modèle d’engagement absolu au travail et de méthodes de gestion souvent déconnectées de l’activité réelle. Un risque pour eux et les salariés de leurs clients.
Anatole1
avait l’ambition de servir l’Etat, mais l’activité de conseil lui a tendu les bras à la sortie de Sciences Po et des Ponts ParisTech. Recalé de l’ENA, il a « préféré se tourner vers un secteur qui recrute en CDI et à des postes correctement payés », dit-il. Il est désormais consultant au sein d’un cabinet de conseil en stratégie. Récemment épinglés par un rapport du Sénat, les grands cabinets de conseil sont longtemps restés méconnus du grand public : McKinsey, BCG, Bain, EY, Deloitte, Capgemini… Ces entreprises orientent leurs clients publics et privés dans leur stratégie ou leur organisation. Ce sont d’importants gisements d’emplois très qualifiés pour les diplômés des grandes écoles en quête d’un métier généraliste, d’un cadre de travail rigoureux et d’un réseau.
Cependant, les cabinets essorent leurs recrues autant qu’ils les forment. « On traîne une image d’usine à boulot, où travailler 60-70 heures par semaine est gage de performance », résume Jérôme Chemin, secrétaire adjoint à la CFDT Cadres, délégué syndical chez Accenture. Anatole décrit un rythme fluctuant entre « des missions calmes, à 45-50 heures par semaine, et d’autres qui obligent à travailler jusqu’à minuit, 1 h du matin, et le week-end ». Personne ne compte ses heures. « Qu’on soit ou non au forfait jour, on ne déclare pas d’heures supplémentaires », illustre Sonia2
, consultante et élue CGT. Le client a beau n’avoir en théorie pas prise sur les conditions de travail, il reste roi. « Certains notent nos horaires, décident de nos congés, poursuit-elle. Le cabinet nous pousse à dire oui à tout. »
La compétition comme régulation
Dans un secteur où l’ancienneté moyenne ne dépasse pas cinq ou six ans, l’engagement total au travail fait consensus. « Les protestations existent, mais plutôt sous forme de revendications individuelles, de négociations de primes ou promotions, analyse Sébastien Stenger, enseignant- chercheur à l’Institut supérieur de gestion. Le cabinet est vu comme un distributeur individuel de rétributions : c’est par ses efforts que l’on se démarque, ce qui justifie l’illimitation du rapport au travail. » Pour assurer l’excellence de la main d’œuvre, très autonome, un système perfectionné conditionne le passage des grades : junior, senior, manager, etc. Après une mission, les consultants sont passés au crible d’une batterie d’indicateurs. Plusieurs fois par an, des comités aux airs de conseil de classe récompensent ou sanctionnent la performance. Le système est dit « up or out » : le salarié grimpe ou quitte le cabinet.
Ce fonctionnement flatte les bons élèves. « On porte en nous une culture du concours, on aime voir notre progression déterminée par une échelle objective, même si des critères affinitaires entrent en compte, commente Anatole. Mais le système entretient une culture scolaire, un stress permanent. » Sujet tabou, la souffrance au travail n’épargne pas les cabinets. « On voit des gens en arrêt, des crises de larmes, sans que l’employeur reconnaisse le lien avec l’organisation, assure Sonia. Si quelqu’un craque, on dit qu’il est fragile. »
Les méthodes d’évaluation et la charge de travail ne sont pas les seuls facteurs de risques. « Les consultants fournissent un important travail émotionnel, note Isabel Boni-Le Goff, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris 8. Dans des missions de réorganisation, associées par exemple à des risques de plans sociaux chez le client, ils administrent une forme de violence et en reçoivent en retour. Etre capable d’endurer, de ne pas le prendre personnellement, fait partie des compétences valorisées. »
Un modèle masculin
Les consultantes voient par ailleurs les inégalités se creuser en cours de carrière, surtout si elles deviennent mères. « La figure de l’autorité économique est encore associée au masculin », rappelle la sociologue. Le grade ultime de partner (associé) reste un bastion masculin. « On laisse moins les femmes acquérir les compétences attendues des associés, comme le développement d’offres de business, du chiffre d’affaires, souligne Isabel Boni-Le Goff. Les hommes sponsorisent des hommes qui leur ressemblent. »
La majorité des consultants relativisent toutes ces difficultés à l’aune de leur confortable salaire et du tremplin que l’expérience constitue. Beaucoup finiront en effet embauchés par leurs clients à des postes à responsabilités, après une nécessaire acclimatation. « Ici, les gens font très attention à ma charge de travail. Si j’envoie un mail à 21 heures, mon N+2 me dit d’aller me coucher », s’amuse Etienne3
, ex-EY recruté par un ministère. Mais il ne peut s’empêcher de juger sévèrement ses nouveaux collègues. « Je vais être cash, prévient-il. Dans le conseil, si vous n’êtes pas bon, vous dégagez, donc tout le monde travaille à fond. Je réalise qu’ailleurs, il y a des gens inutiles à leur poste depuis trente ans ou brillants mais partis à 18 h 30 quoi qu’il arrive. C’est dû au fait qu’il n’y a pas d’incitations à en faire plus… »
S’ils n’en sont pas les seuls promoteurs, les consultants, « en tant qu’élite économique, contribuent à diffuser des méthodes de management auxquelles ils ont été formés », observe Sébastien Stenger. Nombre d’organisations du travail naissent d’ailleurs au sein des cabinets. « Tout ce qu’on met en place en interne peut être facilement vendu aux clients », glisse Jérôme Chemin.
Dégâts collatéraux chez les clients
Les acteurs du conseil sont les héritiers des bureaux des méthodes tayloriens, formés d’ingénieurs chargés d’organiser le travail sans l’exercer eux-mêmes. « Ils servent d’intermédiaires dans la diffusion des modes managériales », résume Pascal Ughetto, professeur de sociologie à l’université Gustave-Eiffel (Marne-la-Vallée). Ils font le pont entre les entreprises où des expérimentations ont lieu, les sphères académiques qui en extraient des théories et leurs clients. Selon le sociologue, le lean management, par exemple, doit aux cabinets sa mue en « un produit mis sur le marché, une solution packagée et vendue à une série de clients, jusqu’à l’Etat ». « Les consultants vendent l’idée que la performance s’obtient d’une méthode miracle et proposent sans cesse à leurs clients des produits pour y parvenir », précise-t-il.
Ce processus a un impact sur le quotidien des salariés de leurs clients. « Il aboutit souvent à une accumulation de dispositifs pas toujours cohérents, prévient Marie-Anne Dujarier, professeure de sociologie à l’université Paris-Cité. Les salariés et fonctionnaires, dans l’industrie comme dans les services, vivent ces “innovations” comme une agitation managériale et organisationnelle frénétique et peu performante. »
Les consultants des grands cabinets sont aussi critiqués pour leur approche déconnectée du travail réel. « Ils sont chargés d’optimiser des organisations, des stratégies, des coûts et des marchés sans connaître l’activité d’une entreprise dans toutes ses dimensions : l’histoire du secteur et de l’organisation, les métiers. » La sociologue formule l’hypothèse que cette inexpérience constitue même une compétence prisée : « Moins on connaît sensiblement ce dont on parle, plus il est facile de modéliser sur des tableaux des chiffres sous formes de jolies diapos. Calculer un ratio entre une masse salariale et un chiffre d’affaires, en préalable d’un plan social, est bien plus facile à faire quand on ignore tout des femmes, des hommes, des emplois et des territoires que ces chiffres désignent. »