Cancer et pesticides : ce tableau qui fait défaut
Alors que le lien entre pesticides et cancer de la prostate a motivé la création d’un tableau de maladie professionnelle pour les travailleurs du régime agricole, il n’en est pas de même dans le régime général. Le patronat s’y oppose, au détriment des nombreux salariés exposés.
Qui, des organisations syndicales ou patronales, remportera la partie sur la création d’un tableau reliant le cancer de la prostate à l’usage des pesticides ? Introduit en décembre dernier dans le régime agricole, ce tableau est pour le moment inexistant dans le régime général. « Or, les agriculteurs et ouvriers agricoles ne sont pas les seuls exposés à ces produits, remarque Jean-Luc Rué, représentant de la CFDT au sein de la commission spécialisée sur les maladies professionnelles (CS4) du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct). Les salariés du régime général qui fabriquent, transportent et conditionnent les pesticides sont également concernés. » D’autres métiers sont aussi exposés : les paysagistes, les salariés en charge du traitement des eaux et du ménage, les professionnels soignant les animaux… et bien d’autres encore. Bref : un nombre conséquent de victimes potentielles, qui justifierait l’introduction d’un tableau.
Blocage patronal
« Nous avons déposé deux propositions, en juillet 2021 puis en octobre 2021, reprend Jean-Luc Rué. Avec une liste de métiers indicative, puis limitative. » Mais aucune de ces deux propositions, pourtant défendues par l’ensemble des syndicats de salariés, n’a été retenue par la CS4, faute de consensus avec le patronat. « Les organisations patronales ne veulent pas de tableau », résume Jean-Luc Rué. La création du tableau dans le régime agricole pourrait cependant rebattre les cartes. La situation sociale, explosive, en Guadeloupe, territoire qui compte de nombreux malades longtemps exposés au chlordécone, pèse aussi dans les discussions. « Nous avons été contactés par le ministre du Travail, qui nous a dit que cette question du tableau pesticides/cancer de la prostate serait bientôt examinée », confirme Jérôme Vivenza, membre de la direction confédérale de la CGT, en charge de la santé au travail. Question : le gouvernement proposera-t-il un tableau restrictif, concentré sur le seul chlordécone, ou prendra-t-il en compte la totalité des pesticides, comme le fait le tableau adopté par le régime agricole et tel que le souhaitent les syndicats ? « Pour le moment, nous n’avons pas eu de précisions à ce sujet, ajoute Jerôme Vivenza. Mais la création d’un tableau ouvrirait de toute façon le principe de la création d’autres tableaux. »
Une réparation difficile sans tableau
Le cancer de la prostate n’est pas la seule maladie rattachée aux pesticides dans le régime agricole : le lymphome non hodgkinien, la leucémie lymphoïde, le myélome multiple et la maladie de Parkinson le sont également, à travers des tableaux de maladies professionnelles. Si cela ne couvre pas tous les problèmes de santé posés par ce type d’exposition, cela facilite clairement les demandes de réparation des victimes. « L’absence de tableau complique énormément les choses, explique Hermine Baron, avocate en charge de divers dossiers de personnes malades. Cela allonge considérablement les délais de réponses, jusqu’à plusieurs années. » « Si toutes les conditions sont remplies – maladie reconnue dans un des tableaux, durée d’exposition et délai de prise en charge – les personnes obtiennent une réponse dans les quatre à six mois, détaille Michel Besnard, membre bénévole du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest, qui accompagne des travailleurs malades depuis sept ans. Si leur dossier est traité par un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), on passe à douze mois. »
Les CRRMP statuent sur la reconnaissance de l’origine professionnelle de pathologies qui ne figurent pas dans un tableau, ou qui répondent partiellement aux critères d’un tableau existant. En cas de refus par le CRRMP, une procédure peut être entamée devant le pôle social du tribunal judiciaire. « Dès lors, le délai de réponse n’est plus maîtrisé du fait de l’encombrement de la justice et des attentes pour expertises médicales, ajoute Michel Besnard. Il peut s’allonger à deux ou trois ans, voire plus. » « Pour les personnes qui dépendent de la fonction publique, notamment territoriale, c’est encore pire », précise Hermine Baron. Or, des milliers de jardiniers communaux ont utilisé des pesticides avant leur interdiction en janvier 2017.
Des problèmes liés au décalage entre les régimes
L’absence de tableau dans le régime général impacte tous les travailleurs, y compris du secteur agricole. Car les personnes malades exposées dans le cadre de leur activité agricole mais devenues ensuite salariés dans des secteurs affiliés au régime général peuvent voir leur demande de reconnaissance refusée. C’est ce qui est arrivé à Gisèle : après une vie passée aux champs, elle est devenue en 2001 salariée dans le secteur culturel. Atteinte d’une maladie de Parkinson diagnostiquée en 2011, elle dépose une demande de reconnaissance en maladie professionnelle en 2019. S’appuyant sur l’absence de tableau, la caisse primaire d’assurance maladie (Cpam) lui refuse cette reconnaissance, de même que le CRRMP. Epaulée par le Collectif de soutien, Gisèle saisit la justice qui, le 27 janvier dernier, ordonne à la Cpam d’étudier son dossier, selon les tableaux du régime agricole, appelés aussi tableaux de la Mutualité sociale agricole (MSA).
« Il arrive que des malades soient reconnus par la Cpam sur la base des tableaux MSA dès leur première demande, constate Michel Besnard. C’est un peu la loterie. » La complexité des démarches pèse lourd sur les épaules des malades. « Seule, je n’y serais jamais arrivée, dit Gisèle. Ce système qui nous oblige à prouver les raisons de notre maladie, nous fait douter. On se sent coupable. C’est difficile à supporter, en plus de la maladie. » Autre avantage des tableaux, selon Jean-Luc Rué : « Ils obligent à prêter attention aux situations de travail et peuvent, indirectement, améliorer la prévention. »