Cancérogènes : la France assure le service minimum
Retard dans la transposition de valeurs limites d’exposition professionnelle à des cancérogènes, niveau de précaution revu à la baisse : la politique de l’Etat français concernant le risque chimique n’est plus ce qu’elle était. Un problème pour la prévention.
La France est-elle en voie de rejoindre les mauvais élèves de l’Europe en matière de protection contre le risque toxique ? Fin 2017, la Commission européenne a fixé dans une directive (n° 2017/2398 du 12 décembre 2017) une liste de valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) pour quatorze substances cancérigènes. Des mesures de protection très attendues (voir « Repère »). Pourtant, la transposition en France de ces VLEP, qui aurait dû être effective au plus tard en janvier 2020, a pris un an de retard. Le gouvernement, rappelé à l’ordre par Bruxelles, n’a publié le décret actant cette transposition que le 9 décembre dernier. A ce retard s’ajoute un autre problème : la volonté de l’administration française de ne plus adopter de valeurs limites plus contraignantes que celles proposées au niveau européen.
Les quatorze cancérogènes concernés sont le chrome VI, les fibres céramiques réfractaires, les poussières de bois durs, la poussière de silice cristalline alvéolaire, le benzène, le chlorure de vinyle monomère, l’oxyde d’éthylène, le 1,2-époxypropane, l’acrylamide, le 2-nitropropane, l’o-toluidine, le 1,3-butadiène, l’hydrazine et le bromoéthylène. Fort heureusement, certains d’entre eux font d’ores et déjà l’objet de VLEP dans l’Hexagone, parfois plus protectrices que celles fixées par la Commission européenne. C’est le cas pour les poussières de silice cristalline, le chrome VI, mais aussi pour les fibres céramiques réfractaires ou les poussières de bois durs.
Absence de protection
En revanche, il n’existe aucune valeur limite d’exposition en France pour une substance comme le 1,3-butadiène, source potentielle de cancers lymphatiques et hématopoïétiques pour les travailleurs fabriquant le caoutchouc. Tout retard pris dans l’application de la VLEP européenne « rallonge dans le temps l’absence de protection des salariés qui l’utilisent », regrette Pierre-Gaël Loréal, secrétaire confédéral de la CFDT en charge des questions de santé au travail. « Si la valeur limite d’exposition fixée par la Commission européenne pour le 1,3-butadiène, par ailleurs trop élevée, est dépassée dans une usine française aujourd’hui, aucune disposition ne l’interdit et rien n’oblige les employeurs à réaliser les contrôles techniques prévus en la matière », s’inquiète Sylvain Metropolyt, représentant CFDT à la commission 2 du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct), spécialisée sur les risques physiques, chimiques et biologiques. Jean-Michel Poupon, qui siège dans la même commission au nom de la CGT, estime quant à lui qu’« à partir du moment où il y a une exposition, quelle que soit la valeur, il y a danger, d’où l’urgence à protéger les salariés ».
Comment expliquer le retard pris par la France ? Sollicitée par la rédaction de Santé & Travail, car en charge du processus de transposition de ces VLEP, la direction générale du Travail (DGT), du ministère du même nom, n’a pas souhaité nous répondre. En tout cas, l’Etat français ne peut pas mettre en avant l’effet de surprise. L’élaboration d’une directive sur le risque chimique est en effet l’aboutissement d’un long processus au niveau communautaire, auquel il est associé. Les dangers liés à l’exposition aux toxiques font tout d’abord l’objet d’une analyse scientifique, menée aujourd’hui par le comité d’évaluation des risques de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa). Les résultats de cette analyse sont ensuite discutés au sein d’un groupe de travail au Luxembourg, composé de représentants des Etats membres, des travailleurs et des employeurs. Celui-ci rend alors un avis consultatif destiné à la Commission européenne qui, généralement, s’y conforme et le traduit en une directive, discutée à son tour au Parlement et au Conseil européens.
La directive européenne permet de fixer une valeur limite de référence et minimale, applicable dans l’ensemble des Etats membres. Ceux-ci disposent d’environ deux ans pour la retranscrire dans leur droit national. Un délai normalement suffisant… Sauf pour la France, apparemment.
Des études qui font doublon
Pour certains observateurs, le retard pris par celle-ci est à relier au choix contestable de mener des études d’impact pour certaines des VLEP à transposer. Ces études visent à comparer les coûts liés aux mesures additionnelles mises en place dans les entreprises pour respecter les VLEP aux bénéfices attendus, en termes de nombre de cancers évités et d’économies réalisées par les systèmes de santé. « La France a décidé de dupliquer les études d’impact pour savoir quel va être l’effet sur les entreprises : c’est totalement inutile puisque ça a déjà été réalisé et étudié au niveau européen en parallèle des éléments scientifiques, considère Tony Musu, expert sécurité santé à l’Institut syndical européen. Sur le principe en lui-même, nous sommes très critiques. Un euro d’investissement est comparé avec un euro d’une vie sauvée d’un travailleur. On compare des pommes avec des poires et d’un point de vue éthique, c’est aberrant. »
Ces précautions supplémentaires prises par la France sont d’autant plus incompréhensibles, qu’elle semble avoir fait le choix de retenir systématiquement les valeurs limites proposées par la directive, pour les substances non couvertes auparavant par des VLEP nationales. Un parti pris dicté par une nouvelle politique en matière de transposition, mise en place par le gouvernement d’Edouard Philippe dans le cadre d’une circulaire du 26 juillet 2017 « relative à la maîtrise des textes réglementaires et de leur impact ». Celle-ci prescrit que « toute mesure allant au-delà des exigences minimales de la directive est en principe proscrite ».
Nivellement par le bas ?
Pourtant, par le passé, la France a pu choisir des valeurs limites plus protectrices que celles proposées par l’Europe, en lien avec des travaux menés par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Un sujet de débat entre les partenaires sociaux. « Après ce coup de poing sur la table, qui fait suite à un lobbying du patronat notamment, le message est de s’aligner sur l’Europe en général. L’administration peut déroger à ce principe, mais en le justifiant. Le patronat est bien content puisque les normes fixées au niveau européen sont traditionnellement moins protectrices pour les travailleurs que celles fixées en France », explique Sylvain Metropolyt. « Le comité d’évaluation des risques de l’Echa propose déjà des normes assez sévères à présent, la donne a changé au niveau européen. Alors il n’y a pas forcément nécessité de se pencher sur des études nationales pour déterminer des seuils à part, estime pour sa part Patrick Levy, médecin-conseil de France Chimie, organisation patronale représentant les employeurs du secteur. Les instances françaises d’évaluation devraient travailler de concert avec le niveau européen pour faire remonter, le cas échéant, leurs données afin qu’un programme cohérent, au niveau européen, soit établi. »
Dans les faits, ce nivellement au niveau européen ne fait pas l’unanimité. Ainsi, sur le 1,3-butadiène, un cancérogène pour lequel il n’existe pas de seuil d’exposition sans effet, l’Anses a proposé plusieurs valeurs limites en fonction d’excès de risque plus ou moins importants, dans un avis rendu en 2011. Des valeurs qui, toutes, s’avèrent plus protectrices que celle finalement adoptée dans la directive de 2017 et un écart qui a fait l’objet de discussions au sein de la commission 2 du Coct. Le choix final de la valeur limite revient néanmoins à la direction générale du Travail. Et celle-ci a du pain sur la planche. Après la directive de décembre 2017, la Commission européenne ne s’est pas arrêtée en chemin. Un deuxième lot de VLEP doit être transposé d’ici au 20 février 2021, un troisième d’ici à juillet. La France va donc devoir rattraper son retard, si elle ne veut pas être à nouveau rappelée à l’ordre. Qu’ils se soient contentés d’appliquer les valeurs limites prescrites par la directive de 2017 ou qu’ils en aient adopté de plus contraignantes, « les autres pays ont fait leur travail », rappelle Tony Musu, de l’Institut syndical européen.