Cancers professionnels : des victimes privées de leur rente
Selon notre enquête, des retraités atteints d'un cancer professionnel peuvent ne percevoir aucune rente de leur vivant au motif que leur maladie évolutive ne peut être consolidée. Une économie pour les entreprises et la branche de la Sécu concernée.
Les victimes du travail poussent en général un ouf de soulagement lorsque, au terme d'une procédure souvent longue, complexe et incertaine, elles reçoivent un courrier de leur caisse primaire d'assurance maladie les informant qu'elles sont reconnues en maladie professionnelle. Et pourtant, certaines ne sont pas au bout de leurs peines. Il leur reste à obtenir la notification d'un taux d'incapacité permanente partielle (IPP), dont dépend l'attribution d'une rente. Un taux dont la détermination nécessite que la victime soit déclarée " consolidée ", c'est-à-dire que son état de santé soit stabilisé.
Monsieur C., un ancien mineur atteint de silicose, a développé un cancer des poumons. " Il n'a eu aucune difficulté pour le faire reconnaître en maladie professionnelle, raconte Roger Lambert, animateur de la permanence accidents du travail-maladies professionnelles de la CFDT à Merlebach (Moselle). Mais pendant plus d'un an, il a espéré la notification de consolidation de la caisse d'assurance maladie. Il guettait le facteur tous les jours. En vain. Il est décédé sans avoir jamais rien reçu. " La notification a été adressée post mortem à sa veuve. Au passage, cela a permis à la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale d'économiser le montant de rente qu'elle aurait dû fixer, puis verser depuis la date du certificat médical déclaratif jusqu'au décès de monsieur C., soit plus de 23 000 euros.
" Pratiques courantes "
Bernard Vilbois, un militant associatif, veut témoigner pour son ami Etienne, décédé en août 2010 d'un cancer de la vessie dû aux suies de combustion de charbon inhalées au cours des vingt ans où il a travaillé dans une chaufferie industrielle : " Il avait fait sa demande de reconnaissance en avril 2009 et sa maladie a été reconnue par la caisse en février 2010. Pourtant, il n'a pas été indemnisé avant sa mort. Sa femme a reçu en janvier 2011 la notification de rente d'ayant droit, à compter du jour du décès. Ce que nous contestons comme date de consolidation. " Et Bernard Vilbois de sortir sa calculette. " Salaire annuel de référence d'Etienne : 28 826 euros. Taux d'IPP pour le cancer de la vessie : 70 %. Taux de rente : 55 %. Entre la découverte de sa maladie et son décès : 16 mois de calvaire. Economie pour la branche AT-MP et manque à gagner pour la famille d'Etienne : 21 139 euros ! "
Selon notre enquête menée en Lorraine, les cas de monsieur C. et d'Etienne ne sont pas isolés. Maryline Steenkiste, avocate spécialisée dans la défense des victimes de risques professionnels, estime que " ces pratiques sont courantes dans certaines caisses et sur des pathologies évolutives comme les cancers ". Nous avons pu identifier d'autres cas dans le Sud-Ouest, le Sud-Est et en région parisienne.
Dans le processus de reconnaissance des pathologies liées au travail, la consolidation reste une étape importante. Le médecin-conseil fixe la date de consolidation lorsqu'il considère que l'état du patient est stabilisé, qu'il ait ou non des séquelles. Dans le cas de maladies évolutives comme les cancers, cette notion devient plus complexe à établir pour les médecins traitants, qui signent le certificat médical final, et pour les médecins-conseils, qui fixent la date de consolidation.
Lorsque les salariés atteints d'un cancer professionnel sont toujours en activité, la date de consolidation coïncide généralement avec la reprise du travail, ce qui met fin au versement d'indemnités journalières par la branche AT-MP. Pour les salariés retraités, la situation n'est pas la même. Ils touchent leur pension et ne perçoivent pas d'indemnités journalières. De là à imaginer qu'ils sont traités différemment parce que l'intérêt de la branche AT-MP, et des entreprises qui la financent par leurs cotisations, est de retarder le versement d'une rente, il n'y a qu'un pas. Un pas que franchit Emidio Margani, de la permanence de Merlebach : " Leurs dossiers traînent et certains médecins-conseils diffèrent la date de consolidation, la prétextant impossible à fixer puisque la maladie est évolutive. "
Mais les problèmes de consolidation ne relèvent pas seulement de la responsabilité des médecins-conseils des caisses. Leur décision s'appuie aussi sur un certificat délivré par les médecins traitants. Or " il y a beaucoup de méconnaissance de la part de ces derniers, qui prennent la consolidation au pied de la lettre et la refusent tant que le patient reçoit des soins. Certains ne comprennent pas que, pour les maladies professionnelles évolutives, c'est une notion médico-administrative un peu fictive ", précise Lucien Privet, conseiller médical auprès d'associations de victimes et d'organisations syndicales.
" Rupture d'équité entre les victimes "
Du côté de la Caisse nationale d'assurance maladie, on reconnaît que la législation, pensée pour les accidents du travail, pose quelques difficultés concernant la consolidation des maladies professionnelles évolutives : " Celle-ci a donné lieu, depuis dix ans, à des instructions aux médecins-conseils, assure Odile Vandenberghe, responsable de la mission médicale à la direction des Risques professionnels. Ainsi, la notion de "stabilisation dans la gravité" permet, notamment pour les retraités atteints d'affections cancéreuses, la consolidation à la date du certificat médical initial ou à la fin des soins actifs - chimiothérapie, chirurgie. Les consignes sont claires : pour les pathologies dont on sait qu'elles vont s'aggraver, il est possible de consolider très tôt ; c'est un peu différent pour certains cancers, comme celui de la vessie, qui évoluent mieux et peuvent se stabiliser. " De même, la charte des AT-MP, révisée en 2006, apporte des précisions sur les maladies liées à l'amiante : les fibroses et les affections graves évolutives, comme le cancer broncho-pulmonaire et le mésothéliome, peuvent être consolidées à la date du certificat médical faisant le lien entre la maladie et l'activité professionnelle.
" Pourquoi les victimes de cancers professionnels autres que ceux de l'amiante sont-elles moins bien traitées ? ", s'interroge Jean-Luc Raymondaud, représentant CFDT à la commission relative aux pathologies professionnelles au sein du Conseil d'orientation sur les conditions de travail. " Les médecins-conseils nous expliquent que les victimes de l'amiante ont su créer un rapport de force, poursuit-il. Il n'est pas normal que celles atteintes d'un cancer du poumon provoqué par des goudrons ou de l'acide chromique ne puissent être indemnisées de leur vivant. Cette rupture de l'équité entre les victimes est proprement scandaleuse. Cela montre bien que la décision de ne pas consolider les retraités atteints d'un cancer professionnel n'a rien de médical, mais répond uniquement à des critères économiques. "
Cependant, il semble que les directives nationales de la Sécu soient diversement suivies. Claude Huet, président de l'Association départementale de défense des victimes de l'amiante (Addeva) des Ardennes, s'est battu aux côtés de Bernard, ancien bobinier dans la papeterie, victime d'un mésothéliome dû à l'inhalation de poussières d'amiante et détecté en mars 2009 : " La caisse a notifié la reconnaissance en maladie professionnelle en février 2010. Par la suite, elle n'a pas retenu la date du certificat du médecin traitant, à savoir le 1er septembre 2009, et elle n'a consolidé qu'au 1er août 2010. Après contestation auprès du service médical, puis de la direction de la caisse, Bernard a obtenu un rappel de sa rente à partir de septembre 2009. Mais beaucoup de victimes ne connaissent pas leurs droits et ne remettent pas en cause les décisions prises à leur encontre. "